The look of silence

Joshua Oppenheimer

Avec Les victimes, le bourreaux du massacre de 1965 en Indonésie

Couleurs - 2014 - DVD

L'intrigue

Joshua Oppenheimer, le réalisateur, accompagne Adi, un jeune ophtalmologiste, fils d’une famille dont le frère aîné, accusé d’être communiste, a été assassiné par des miliciens pendant les massacres qui ont eu lieu en Indonésie en 1965 (1 millions de victimes). Adi qui n’a pas connu son frère, confronte les anciens dirigeants des escadrons de la mort responsable de son exécution. Ce sont aujourd’hui de vieux messieurs qui se souviennent parfaitement du frère d’Adi, ils racontent, reconstituent et miment sa mise à mort en toute impunité et sans aucune culpabilité, certains sous le regard incrédule ou gêné de leurs propres enfants. En Indonésie les meurtriers sont au pouvoir depuis plus de quarante ans et cette part de l’histoire du pays est occultée et déniée. Le film d’Oppenheimer tente de la faire émerger.

  • Un des bourreaux et sa fille

  • Adi

  • Anwar reconstitue une exécution dans "The act of killing"

  • Adi et un des bourreaux de son frère

  • Adi et sa mère

  • Joshua Oppenheimer

  • Joshua Oppenheimer et Adi

  • affiche

Un massacre oublié, refoulé et dénié

Les touristes qui se rendent à Bali ou à Sumatra pour profiter de la mer, du dépaysement et de la légendaire hospitalité des Indonésiens sont loin d’imaginer le drame que l’Indonésie a traversé au début des années soixante et ses conséquences sur la vie des Indonésiens.
L’affaire commence dans la suite des luttes mouvementées qui suivent la libération de cette ancienne colonie Hollandaise, Soekarno, héros de l’indépendance s’empare du pouvoir et dirige le pays à partir de 1959. Par nécessité et soucieux de la cohésion du pays, Soekarno se rapproche du Parti Communiste Indonésien (PKI), un parti puissant qui revendique plus de 3 millions d’adhérents. En pleine guerre froide Soekarno a l’ambition de s’allier avec le Vietnam, le Cambodge, la Chine et la Corée du Nord. Les Etats-Unis s’inquiètent de ce rapprochement qui risque de faire basculer une partie du Sud-Est asiatique dans la sphère communiste (théorie des dominos). Entre le 30 septembre et le 2 octobre 1965, les militaires s’emparent du pouvoir sous prétexte de déjouer un coup d’état contre le président Soekarno dont ils rendent les communistes responsables. Un militaire, Soeharto organise « l’un des pires bains de sang du XXème siècle, des centaines de milliers d’individus furent massacrés par l’armée et ses milices associées, surtout dans le centre de Java, l’est de Java et le nord de Sumatra, de la fin de l’année 1965 au milieu de l’année 1966. (…) Quiconque s’opposait à la nouvelle dictature militaire pouvait se retrouver accusé d’être un communiste. C’était notamment le cas pour les membres de syndicats, les paysans sans terre, les intellectuels et la population chinoise, ainsi que tous ceux qui se battaient pour la redistribution des richesses dans le contexte post-colonial. En moins d’un an et grâce à l’aide directe des gouvernements occidentaux, plus d’un million de ces « communistes » furent assassinés. En Amérique, le massacre fut considéré comme une « grande victoire contre le communisme » et accueilli de manière générale comme une bonne nouvelle, « la meilleure nouvelle pour l’Ouest en Asie depuis des années » selon Time Magazine. Le New York Times titra « Une lueur d’espoir en Asie » et félicita Washington d’avoir efficacement dissimulé sa participation aux massacres. » (( Note du réalisateur dans le dossier de presse du film : « The look of silence » (2014) http://www.whynotproductions.fr/film3.php?id=135 .))
Soeharto ravit le pouvoir et se fait élire président de l’Indonésie en 1968. Il instaure une dictature et dirige le pays d’une main de fer jusqu’en 1998. Il fut considéré comme l’un des chefs d’état les plus corrompus de la planète et s’est maintenu au pouvoir pendant plus de 31 ans. Contraint de démissionner sous la pression de la rue, il échappe aux poursuites judicaires et meurt le 27 janvier 2008. Il est inhumé avec les honneurs militaires sur l’île de Java.
Joshua Oppenheimer se rend en Indonésie en 2001 pour réaliser un documentaire sur des travailleurs qui tentent de créer un syndicat après la fin de la dictature de Suharto, une époque où les syndicats étaient encore interdits. Il découvre les conditions de vie déplorable des travailleurs, mais aussi la peur des Indonésiens de passer pour des « sympatisants communistes » et leur crainte d’être massacrés à tout moment par les autorités gouvernementales. « Une fois le film terminé (The Globalisation Tapes, 2002), les rescapés (du massacre de 1965) nous ont demandé de revenir le plus rapidement possible pour réaliser un autre film sur la source de leur peur – c’est-à-dire un film qui raconterait ce que signifie vivre au milieu des assassins de leurs proches, des hommes qui détenaient toujours le pouvoir. » (( Note du réalisateur dans le dossier de presse du film : « The look of silence » (2014) http://www.whynotproductions.fr/film3.php?id=135 .))
Oppenheimer entre en contact avec les anciens bourreaux. Il est surpris par la manière dont ils se confient devant la caméra : « Le jour où j’ai vu deux bourreaux rejouer leurs tueries en exprimant de la fierté sur le lieu même où ont été massacrées 10 500 personnes, ce jour-là a été fondamental pour moi. Je me suis demandé si ces deux individus frimaient juste devant moi ou s’ils auraient eu le même comportement seuls entre eux. J’ai du abandonner l’idée confortable que ces individus étaient des monstres, des psychopathes, et mesurer qu’ils étaient les exécutants d’un système politique. Cette monstruosité collective était le produit d’une idéologie. J’ai réalisé que l’Indonésie, c’était comme si j’étais en Allemagne aujourd’hui et que je constatais que les nazis sont toujours au pouvoir et comme si le reste du monde avait célébré ou était resté indifférent à la shoah. Les évènements de 1965 en Indonésie, c’est un crime de masse, une atrocité commise au nom de la lutte anti-communiste. Dans cette partie du sud asiatique, le fascisme n’est pas l’exception monstrueuse à la règle, il est la règle. (…)  Contrairement à ce qui s’est passé en Allemagne et en France pour la shoah, au Cambodge pour le régime khmer, il n’y a pas de procès en Indonésie et pour cause puisque les tueurs sont toujours au pouvoir. » (( Interview de Oppenheimer dans les Inrocks, http://www.lesinrocks.com/2015/09/26/cinema/entretien-avec-joshua-oppenheimer-realisateur-de-the-look-of-silence-11777335/. ))
Oppenheimer rencontre Adi dont Ramli, le frère a été assassiné en 1965 et dont le souvenir « était une preuve sinistre de ce qui était arrivé à tous les autres, et à la nation dans son ensemble. » (( Note du réalisateur dans le dossier de presse du film : « The look of silence » (2014) http://www.whynotproductions.fr/film3.php?id=135 )) Oppenheimer décide alors de faire deux films. « Je décidai alors qu’aucun des deux films ne serait un documentaire historique sur les événements de 1965. Au lieu de cela, les deux exploreraient l’héritage présent du génocide. L’un, qui deviendra « The Act of Killing » (2012), explorerait les histoires que les meurtriers se racontent pour pouvoir vivre avec eux- mêmes et les conséquences de ces mensonges pour leur propre humanité. L’autre film s’attaquerait à une autre question, également importante : qu’advient-il à une société entière et à ses membres quand ils vivent dans la peur et le silence pendant cinquante ans. Ce film, c’est The Look of Silence. » (( Note du réalisateur dans le dossier de presse du film : « The look of silence » (2014 ). http://www.whynotproductions.fr/film3.php?id=135  ))
Mais comment faire ? L’entreprise est risquée, non seulement pour l‘équipe du film, Adi, sa famille et pour les témoins des massacres qui acceptent de parler. Oppenheimer va mettre plus de dix ans à réaliser son projet avec la volonté de ne pas fléchir, mais aussi de veiller à la protection de Adi et de ses proches. « On a pris énormément de précaution pendant le tournage afin de nous protéger, de protéger Adi. Nous avions prévu des voitures prêtes à évacuer si nécessaire, Adi n’avait pas de papiers sur lui, mon ambassade était prévenue, etc. Mais depuis que « The Act of killing » a été nommé aux oscars, depuis que les deux films ont eu du retentissement, le gouvernement a mis la pédale douce. » (( Interview de Oppenheimer dans les Inrocks, http://www.lesinrocks.com/2015/09/26/cinema/entretien-avec-joshua-oppenheimer-realisateur-de-the-look-of-silence-11777335/. ))
« La couverture de presse a été phénoménale, avec plus de 700 articles et reportages depuis la première à Venise. Dans le sondage du Jakarta Globe pour désigner la Personnalité de l’année, l’équipe de tournage de « The Look of Silence » arrive en troisième position après le président et le gouverneur de Jakarta ! (…) Le film a été projeté des milliers de fois en Indonésie, et est accessible gratuitement en ligne pour tous dans le pays. » (( Note du réalisateur dans le dossier de presse du film : « The look of silence » (2014). http://www.whynotproductions.fr/film3.php?id=135 ))

Le travail Oppenheimer est remarquable. Dans les interviews, quand il rend compte de sa démarche il fait référence à la Shoa, aux massacres Khmer ou à ceux du Rwanda d’une manière qui pose problème. Chacun de ces événement tragiques est la conséquence d’un enchainement de faits précis, historiquement et localement datés. Dans chacun de ces cas il s’agit d’événement spécifiques, uniques, inouïs qui ne touchent à l’universel que par leur singularité. Rien d’intelligible par le biais de l’analogie et du comparatisme qui, on le vérifie à chaque fois, conduit au relativisme, cette manière de penser « du dehors » ou « du dessus » en termes généraux et qui sert toujours de marche pied du négationnisme : « C’est la même chose que… On connaît… Il y en à eu plus ailleurs… Ce n’est pas nouveau… Et les indiens d’Amérique… etc. ». Aucun évènement n’est semblable et comparable à la Shoa, de même qu’aucun n’est comparable au génocide Indonésien, ou au massacre Khmer ou Rwandais. C’est la singularité de chacune de ces tragédies qu’il importe de souligner et non les caractéristiques générales qui les relieraient d’un trait commun, sauf à se laisser fasciner par la folie de l’acte ou a chercher un modèle historique, comportemental, psychologie ou sociologique qui n’existe que dans l’esprit et les présupposés méthodologiques de ceux qui cherchent à le souligner. C’est la force imparable et l’éthique rigoureuse de Lanzman dans son travail qui rend compte de ce qui a eu lieu avec les témoignages des survivants et des bourreaux: « Que s’est-il passé ? Qu’avez-vous fait ? Où étiez vous ? Qu’avez-vous vu ? Quand ? Qui était là ? ». Témoignages toujours singuliers qui, du fait de la parole comme acte, confèrent un statut unique, historique et incontestable aux faits.