All eyes off me

Hadas Ben Aroya

Avec Alesheva Weil (Avishag), Leib Lev Lenin (Max), Yoav Hait (Dror), Hadar Katz (Danny)

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L'intrigue

Danny est enceinte de Max. Elle veut profiter d’une fête pour le lui annoncer, mais n’y parvient pas. De son côté, Max explore les fantasmes sexuels de sa fiancée Avishag. Celle-ci se confie à Dror, qui la paye pour garder son chien. Entre le vieil homme et la jeune femme naît une intimité inattendue.

  • Elisheva Weil (Avishag) et Leib Lev Levin (Max)

  • Elisheva Weil (Avishag) et Leib Lev Levin (Max)

  • Hadar Katz (Danny) et Elisheva Weil (Avishag)

  • Elisheva Weil (Avishag) et Leib Lev Levin (Max)

  • Elisheva Weil (Avishag) et Leib Lev Levin (Max)

  • Elisheva Weil (Avishag)

  • Elisheva Weil (Avishag) et Leib Lev Levin (Max)

  • Hadar Katz (Danny)

  • Hadas Ben Aroya

  • Affiche All Eyes off me

De l’usage des plaisirs

La réalisatrice Hadas Ben Aroya fait le portrait de sa génération, celle qui a plus de trente ans aujourd’hui. Elles et ils sont libres, sans tabou et prêts a tenter toutes les expériences, mais il est difficile de garder son innocence face au monde et de ne pas devenir cynique, difficile dans ces condition de garder ouvert le champ des possibles.
Hadas Ben Aroya : « Je veux susciter la discussion et mettre un miroir en face de ma génération. Ce qui m’intéresse le plus, c’est la question de savoir ce qu’est l’intimité à notre époque : la grande exhibition d’aujourd’hui par opposition à notre incapacité à être vulnérable m’alarme et me fascine, car c’est une chasse futile à l’intimité, qui est en fait le désir de ressentir n’importe quoi dans ce monde qui n’a plus de limites. Ce n’est pas une critique, et il n’y a aucun message didactique, c’est un reflet de ma vie et de celle de mes amis ».

Francine Caraman pour cinepsy le 28 Octobre 2022


Hadas Ben Aroya nous présente une jeunesse qui serait perdue devenue indifférente à toute chose, une génération  post-Oslo en quête de sens qui a vu trop de films israéliens engagés et ne les digère plus (entretien au Monde du 11/06/2022).

La  jeunesse de Tel Aviv en question a sa particularité dans son contexte social et politique, dans sa langue imagée et dans son rapport aux générations précédentes qu’incarne le personnage de Dor. En elle peut néanmoins se reconnaître une nouvelle génération occidentale et citadine, figure d’une certaine modernité. Celle qui revendiquerait, par un nouveau discours sexuel, de faire acte politique par le corps et l’intime, et uniquement par lui, dans une  grande liberté d’expériences et de sensations. En effet, le parti pris est de montrer cette jeunesse, de très jeunes adultes,plutôt que des trentenaires, uniquement sous le prisme de sa sexualité, on ne sait rien de leur vie. Le film fait plutôt penser au paradigme du processus adolescent de sexualisation.

Pour Hadas Ben Aroya  qui en fait simplement le constat sans jugement moral, le prix à payer est qu’avec toute cette liberté et cette stimulation, il devient plus difficile de ressentir quoi que ce soit. Cette jeunesse serait-elle alors à la fois plus libre et plus contrainte?

En cela ramener ces expériences sexuelles à l’unique question des limites, à l’injonction à jouir sans limites et sans gravité, me paraît passer un peu à côté de l’affaire que développe le film. La question de l’intimité est centrale. Pas seulement dans ce qui est exhibé, mais aussi dans le tout dire, tout de suite, sans temporalité, et confondre l’amour avec la première confidence ou secret partagé. Se raconter, est-ce un dire qui engage à quelque chose ou pas ? C’est ce que le film complexe montre de manière subtile. Mais est-ce vraiment une question nouvelle ? Et au fond, quoi de neuf pour des amours et des sexualités adolescentes ou de jeunes adultes ?

All eyes off me peut ouvrir, sans s’y limiter loin de là, à la question de ce qu’on appellerait l’hypersexualisation contemporaine, à savoir ce que recouvre vraiment ce concept et son lien avec la pornographie ou les addictions sexuelles, dénominations problématiques et plutôt abordées du côté masculin (au cinema film Shame par exemple)[1].

Ce que l’on nomme hypersexualité contemporaine au féminin a été moins bien explorée jusqu’ici, plus exactement celle qui revendique des expérientations sexuelles, parfois extrêmes,  assumées et choisies. Il y a bien les écrits de Catherine M ou le film de Lars von Trier, Nymphomaniac qui vient défaire au fur et à mesure toutes les idées préconçues autour du qualificatif de nymphomane.

All eyes off me se dégage des étiquettes précédentes et interroge sans le moraliser le discours sexuel moderne, les comportements et le lien social qui l’accompagnent, pour aller jusqu’au singulier de cette jeune fille, Avishag, qui chercherait éperdument à ressentir quelque chose plutôt que rien, dans un monde saturé et blasé.

Le film est divisé en 3 parties. Chacune peut se suffire à elle même, mais est impactée et éclairée par les deux autres. C’est l’histoire d’Avishag qui nous est contée à travers trois personnages de sa vie, amie, amant, amour, respectivement Danny, Max et Dor, comme autant de facettes de sa vie psychique.

Je suivrai et questionnerai le fil des inversions entre masculin et féminin que propose le film, dont nous verrons qu’elles ne renvoient pas à une symétrie.

Avishag et Dor

Une Lolita inversée

L’idée de départ de la réalisatrice était d’écrire l’histoire d’une jeune fille sauvage et active sexuellement qui tombe amoureuse d’un homme plus âgé, Dor, anciennement religieux (cf. Allociné, le bleu du miroir). Son intention était de faire une Lolita inversée : il est sa nymphette, vit seul dans la nature avec sa chienne. Et pour expliquer le sentiment d’Avishag, son attrait pour lui, Hayas Ben Aroya devait montrer auparavant le monde audacieux dans lequel elle vit. C’est donc à rebours que se sont construites les parties du film. C’est aussi à rebours que je propose d’y revenir.

La dimension pédophile du roman de Nabokov disparaît ainsi du contenu, puisqu’il ne s’agit plus d’une fillette vierge en proie à l’amour et la sexualité d’un père adoptif incestueux. Il s’agit d’une jeune fille expérimentée qui en sait long sur la sexualité. Le destin  dramatique et le tourment des protagonistes de Lolita est également balayé dans ce qui est censé être une inversion des rôles. Qui séduit qui?

Ici la jeune femme  est désirante, est auteure de sa séduction sur Dor, mais ne cherche-t-elle pas à s’en faire adopter (Dor la génération, la maison), à s’y sentir chez elle, et n’a-t-il aussi pas une fonction paternelle? L’inversion dont il s’agit, loin d’être une symétrie,  ne serait-elle pas la place donnée au fantasme par Freud dans l’abandon de la neurotica ?

Mais la jeune femme en question ne se nomme pas Lolita, elle se prénomme Avishag. Avishag (ou Abishag) est une jeune et belle vierge originaire de Sunem. Dans l’histoire biblique, elle fut choisie pour être la servante et la compagne du roi David pendant ses derniers jours, mais le roi n’eut pas de relation avec elle. Cette pratique fut appelée par la suite sunamitisme. L’idée est que la chaleur de la jeune fille, allongée sur son sein la nuit, le revitaliserait. Femme et concubine de David, elle est restée vierge. Salomon fit même mettre à mort le 4e fils de David qui voulut l’épouser après la mort de celui-ci. C’est au sacrifice de sa vie de femme, de son désir et de sa sexualité qu’elle restera sa veuve fidèle.

Notre Avishag ne sera ni une Lolita ni une Avishag biblique.

Elle vient bien, allongée sur son sein, réchauffer Dor, le revitaliser, l’écouter, le réparer. Elle le  débarrassera de la photo chien mort qui trône au dessus de son lit. Dor est vulnérable, il a voulu se  tuer par le passé. Avec des parents très religieux, élevé au kibboutz, il a vécu la Yeshiva prestigieuse à laquelle il a été admis comme un orphelinat. Après une grande dépression, il abandonne petit à petit la religion, à commencer par la pose des phylactères, devant l’impossible traduction ou métaphore des frontaux entre les yeux, la thora devant les yeux. C’est à dire qu’il est pris dans  un processus dé-métaphorisant. A vrai dire Dor est toujours dans cette désespérance, que pourrions nous faire d’autre que nous tuer ? Avishag va lui redonner goût à la vie. La nouvelle  génération supposée perdue peut-elle soigner l’ancienne ?

Dor lui propose d’aller dans son lit mais ils ne passent pas finalement à l’acte. Il la contraint, plutôt, entre table et canapé, à rester un moment silencieuse. Il fait taire un temps tout discours, sans bouger, sans faire, pour penser. Ce qui pourrait sembler une simple opposition entre le faire, l’agitation, l’excitation et le penser. 

Mais il lui dit aussi que penser n’est pas que penser à l’autre, être femme n’est pas être toute tournée vers l’autre masculin. En cela il participe de son processus de subjectivation.

Penser c’est penser à différentes choses, qu’il ne lui dira pas forcément. L’intimité n’est pas le tout dire. Il réinstaure ainsi une dimension énigmatique au rapport amoureux.

Le mépris inversé

Autre inversion, la scène du mépris du Godard. Tu les aimes mes pieds et mon front etc… Donc tu m’aimes tout entier ? dit Dor. Le découpage en morceaux du corps féminin qu’opère le désir est transposé au corps masculin. On en parle peu sous cet angle, mais le désir féminin ne découpe-t-il pas lui aussi le corps des hommes?

Être aimé, n’est-ce pas toujours une aspiration à être aimé tout entier, ou toute entière? Dor rassemble tous les morceaux en un, qu’il ne manque rien, pas un seul, et ainsi se ferait le passage du désir à l’amour.

Quelqu’un aimera quelqu’un[2] est le titre de la chanson de ce troisième volet. C’est aussi la finitude de la vie, le chemin s’est raccourci, la dernière castration. Mais il y a un au delà, un grand Autre, cher Dieu, à qui s’adresse la chanson. Ce n’est pas après moi le deluge. La vie continuera, sans moi, incertaine. L’ancienne génération accepte de laisser place à la nouvelle.

Grossesse inversée

Autre inversion, cette image finale où Avishag et Dor sont allongés tous les deux. Visuellement on a l’impression qu’avec son gros ventre, Dor a été fécondé  symboliquement par elle, là ou la première partie di film commence par un avortement. Dor est un père qui, tout en restant homme, supporte sa féminité.

Symétriquement, le plan, vu du dessus, d’Avishag mettant  un  disque, met en avant son  ventre à elle, qui semble arrondi. Qui féconde qui ? C’est peut-être bien elle qui serait porteuse de vie, là où Danny devra avorter dans la première partie. Nous sommes sur le fil du travail de liaison, liaison cinématographique,  entre les trois histoires.

L’amour, l’attrait et les émotions d’Avishag, pour Dor, viennent comme un refuge à ce que la deuxième partie du film, Max, lui a fait vivre.

Max et Avishag

Max déclare son amour à Avishag, très vite, sans tenir compte des mises en garde de Danny, dans le même temps qu’il lui  fait confidence de ses attirances et expériences homosexuelles. Avishag l’accepte, elle trouve ça touchant. Max lui fait confiance mais il lui demande en quelque sorte son consentement. Est-ce que cela ne fait pas pour autant conflit en elle ? Est ce que ça ne l’interroge pas sur le choix d’objet de Max ? Ce n’est pas sûr. Ne lui dit-elle pas ce qu’il veut entendre, comme quand, malgré sa déception visible, elle acquiesce à son impossibilité d’envisager un désir d’enfant ?

Entre Max et Avishag, dans la première scène sexuelle, nous sommes dans la chair, dans les corps entremêlés, dans les bruits des corps et des bouches, de très près. Mais ce n’est pas, ni pornographique, ni très érotique, ni obscène. C’est plutôt le quotidien des maladresses, des  ratages et des accordages, les embarras du sperme qu’il faut essuyer, des slips qu’on enlève ou pas, et de la préoccupation de ne pas jouir à l’intérieur.

L’empire des sens inversé ?

Avishag demande à Max de serrer plus fort, à la gorge, de lui faire mal. Il y répond et en est excité mais toujours soucieux d’aller trop loin. Il diffère et programme un rendez-vous où tout sera cadré de l’offre et de la demande. Enfin presque. Fait ce que tu veux (de moi), propose Avishag qui n’aime pas programmer. C’est elle qui prend le vrai risque de la sexualité, l’énigme du désir de l’Autre.

C’est elle qui semble exiger ce jeu érotique, fantasme masochiste pour Avishag, sadique pour Max, mais dans certaines limites vite posées. Nous sommes loin de sa forme inversée et de la mise à mort de L’empire des sens[3].

Qui force qui ?

Toutefois quand Max débarque le jour dit, c’est lui qui défonce la porte pour pénétrer chez elle. Ainsi sous une forme imagée, métaphorique, le film rétablit une vérité autre pour ne pas dire inverse : c’est elle qui demande et qui orchestre, mais c’est lui qui force, qui fait effraction, dans  une pénétration violente, un viol. Le miroir de son Iphone renvoie à Avishag son visage abîmé par les gifles le lendemain matin. Le sexe et les coups font visage et le visage fait limite. On comprend qu’elle a déjà à se moment là décidé, elle ne répondra plus à Max et à ses SMS.

Danny et Max

Cette première partie contient le récit d’un avortement et le chagrin  d’amour de Danny. Elle nous montre aussi un monde de pulsations, de drogues, de roulages de pelle, mais aussi d’écoute, de partage et d’amitiés. Un avortement, ce n’est qu’un mauvais moment à passer, mais c’est aussi un bébé fille qu’on avait investi pour l’amie de Danny : elle aurait eu un an aujourd’hui, laisse-t-elle échapper.

Max et Danny, négatif d’Avishag et Max

Danny cherche Max pour lui annoncer qu’elle est enceinte de lui, mais le trouve avec Avishag. Elle essaie de lui faire entendre sa blessure, sous une forme imagée, poétique. Il ne voit pas que c’est elle le papillon[4] mourant dont elle lui parle, ni qu’il est le garçon dont elle est amoureuse, celui qu’elle prévient de ne pas aller au Sinaï tout de suite avec Avishag. Ce n’est pas parce qu’ « on partage notre histoire entière et on est émerveillé qu’une intimité existe et que les sentiments ne s’inversent pas le lendemain. Ne pas se fier à ce qui brille, aux Shiny shoes ! Mais Max n’entend pas. Tout à Avishag, il dit d’accord, on ne jette pas une bûche dans le feu, on commence par les brindilles. Il brûlera pourtant toutes ses cartes à son tour avec Avishag dans la deuxième partie du film, il lui aura tout dit, il l’aime.

Le récit que fait Danny à propos d’un garçon défoncé et déconnecté qui s’est mis à étouffer sa partenaire, et dont le moi intérieur l’arrête, annonce les modalités de ce  sera enrichi, lié, par l’ébauche de relation entre Max et Avishag. Chaque personnage contient une part des autres.

Au fond Danny est la part de métaphorisation et de poétique de l’histoire, face à la crudité du sexe dans les toilettes, elle est seule à pouvoir dire le chagrin, le manque, la poésie de la langue. Mais elle le fait de sorte que sa manière trop allusive tienne Max à distance.

Ainsi, tout autre qu’un simple constat d’une jeunesse aux prises avec un excès de jouissances et de consommation sans limite, ce film m’a paru d’une grande  subtilité, dans le fond comme dans la forme. C’est un travail de liaison de la jouissance et de résonnances, entre sexualité, séduction, fantasme, sentiments, langage. Sous ses airs d’inverser purement et simplement le féminin et le masculin dans une revendication égalitaire en tout, il s’appuie au contraire sur la différence des sexes.

Alors quoi de neuf, Docteur ?

Si cette jeunesse est à soigner, telle un papillon mourant, c’est de quoi ? Bien moins des excès de jouissance que, comme toute jeunesse, de ses chagrins d’amour et des aléas de ses engagements et des mots pour les dire. La libération sexuelle des années 70 offrait déjà sa liberté de jouissances et d’expériences variées, drogue y compris. La différence, à mon sens, résiderait  dans  le nouvel ordre d’une  législation de l’intime, ou d’un intime de la législation. Le viol et les abus sexuels avérés y sont repérés et sanctionnés, ce dont il faut se féliciter. Mais, dans sa valence positive,  les jeunes femmes en particulier y auraient à se poser à chaque pas la question de la certitude de leur consentement, y compris quant elles disent oui, et même quand ce sont  elles qui proposent. Sous cette  apparente recherche de la radicalité de leur désir, il faut aller chercher fantasmes inconscients et opacité du désir de l’Autre.


[1] Cf. Solène Hiton, la pornographie est-elle vraiment le paradigme d’une hypersexualité contemporaine, in figures de la psychanalyse,eres, 2`à21/2 n°42, pp. 229 à 241.

[2] Somebody will love somebody, de Leah Golberg

[3] L’empire des sens, Nagisa Ōshima, japon 1976, la corrida de l’amour et la mise à mort

[4] Le papillon, « parpar », du redoublement de « par » le taureau, apparaît en Hébreu plus encré dans la chair et l’acte sexuel.