Elle

Paul Verhoeven

Avec Avec Isabelle Huppert (Michèle), Charles Berling (Richard), Laurent Lafitte (Patrick), Anne Consigny (Anna)

Couleurs - 2016 - Dvd, Vod

L'intrigue

Michèle est victime d’un viol à son domicile, elle refuse de porter plainte et continue de vivre comme s’il ne s’était rien passé. Après avoir fait son enquête, elle confond l’auteur du crime et entretient avec lui des rapports ambigüs.

  • Laurent Laffite (Patrick) et Isabelle Huppert (Michèle)

  • Isabelle Huppert (Michèle)

  • Isabelle Huppert (Michèle)

  • Paul Verhoeven et Isabelle Huppert

  • Affiche: "Elle"

  • Philippe Djian

  • Paul Verhoeven

Qui est « Elle » ?

Paul Verhoeven, réalisateur

Paul Verhoeven est un cinéaste hollandais né en 1938, qui a réalisé une vingtaine de longs-métrages. Il tourne ses premiers films au début des années soixante-dix et joue avec le système du cinéma commercial de son pays. Il obtient ses plus grands succès avec des films sulfureux, mélange de sexe et de violence, le plus caractéristique étant le dernier de cette série réalisé en 1980 Spetters qui reste encore aujourd’hui un film subversif et très provoquant. Spetters est un succès commercial et une catastrophe critique : le film est jugé « sexiste, homophobe, handicapophobe, anti-catholique, immoral et décadent ». Verhoeven déclare : « Je voulais aller au-delà de ce qui était « normal », de ce qu’on voit d’habitude à l’écran. Je voulais montrer des choses vraies, mais généralement laissées de côté » ((Cité par Jean-Avril Sluka, dans sa critique de Spetters, DVDClassik : https://www.dvdclassik.com/critique/spetters-verhoeven )).
Verhoeven rencontre quelques difficultés dans la poursuite de sa carrière en Hollande et rejoint les Etats-Unis avec l’aide de Spielberg. Il s’adapte à l’industrie du cinéma américain et réalise ses films les plus connus qui cartonnent au box-office : RoboCop (1987), Total recall (1990) Basic instinct (1992), mais aussi Straship Trooper (1997) film militariste, violent et ambigu, jusqu’à ce qu‘il soit de nouveau confronté à la bouderie de la critique et du public avec Showgirls (1995), sans doute son film le plus abouti et le plus réussi ((Lire la critique de « showgirls » par Jean-Avril Sluka, DVDClassik : https://www.dvdclassik.com/critique/showgirls-verhoeven)).
Contacté par Saïd Ben Saïd, producteur franco-tunisien qui lui propose l’adaptation d’un roman de Djian intitulé « Oh !… », Verhoeven envisage un moment de réaliser le film aux Etats-Unis : « On s’est rendus compte qu’aucune actrice américaine n’accepterait de jouer dans un film aussi amoral. (…) Alors qu’Isabelle Huppert, que j’avais rencontrée au tout début du projet, était très partante pour faire le film. Au bout de six mois, Saïd m’a donc dit : « Pourquoi se bat-on pour faire ce film aux États-Unis ? » (( Entretien avec Paul Verhoeven de Claire Vassé, dans le dossier de presse du film : https://medias.unifrance.org/medias/203/118/161483/presse/elle-dossier-de-presse-francais.pdf )). Le film est tourné en France et sort en 2016, le public est au rendez-vous, la critique française unanime, salue un film « vraiment tordu et vraiment fou » ((Jean-Philippe Tessé dans les Cahiers du Cinéma)), mais d’autres voix se font entendre et critiquent la « misogynie crasse » du film de Verhoeven (( Lire l’article de Delphine Aslan sur le blog du Huffingtonpost qui titre : « Elle » fait bander les critiques, il est à gerber : https://www.huffingtonpost.fr/delphine-aslan/elle-fait-bander-les-crit_b_10253466.html ))
Avant de laisser la plume à Gueorgui Katzarov qui a animé la discussion à la suite de la projection cinepsy à l’Entrepôt à Paris le lundi 8 novembre 2021, je citerai des extraits d’un article « stimulant » de Sébastien Barbion publié sur le site du « rayon vert » dont je vous recommande la lecture ((Sebastien Barbion, « Elle de Verhoeven, Pronom Impersonnel » : https://www.rayonvertcinema.org/elle-film-verhoeven-huppert/ )).

Le viol, une expression de violence parmi d’autres ?

Pour Sébastien Barbion, la plupart des critiques négatives du film s’en prennent à l’« immoralisme » de l’auteur qui est décrit comme un « apologiste du viol », or, pour Verhoeven : un viol n’est rien de plus qu’une expression de violence ((Nathan Retra, Entretiens avec Paul Vehoeven, Au jardin des délices, Pertuis, Rouge profond, coll. « Raccord », cité par Sébastien Barbion)). La critique n’accepte pas que Michèle, l’héroïne du film, ne soit pas affectée par le viol dont elle est victime et qu’elle continue de vivre normalement après l’agression, pire, qu’elle fantasme sur son agresseur après l’avoir identifié.
Pour décrire la réaction de Michèle et ce qu’elle représente pour Verhoeven, Sebastien Barbion se réfère à un article de Claire Nancy intitulé « la raison dramatique, du sens grec de drama » ((Lire l’article de Claire Nancy, publié dans la revue Po-et-sie, Belin, n°99  est disponible avec le lien suivant : https://po-et-sie.fr/texte/la-raison-dramatique-du-sens-grec-de-drama/)) qui analyse les différents mots utilisés pour dire « faire » en Grec ancien et s’intéresse particulièrement au moment où apparait le mot « drama » dans la langue grecque, qui vient du verbe « drân » (faire) et qui met l’accent sur l’agent de l’action. Je cite un court extrait de Claire Nancy : La tragédie est la représentation de l’action, cette représentation, « proposée par le récit peut bien nous montrer les personnages en pleine action, comme Achille au début de l’Iliade hésitant entre tuer Agamemnon sous le coup de la colère. Achille dégaine son glaive et il faut l’intervention impérieuse d’Athéna pour emporter la décision. L’action ne nous montre pas la décision d’Achille, pour la bonne raison qu’Achille ne décide pas, qu’il est mû tantôt par une pulsion colérique qu’il ne réfléchit pas, tantôt par la volonté d’Athéna à laquelle il se plie tout aussi immédiatement. Pour que le drame ait lieu, il faut que s’ouvre l’espace propre à la décision, que l’action puisse faire l’objet d’une réflexion, que les personnages « se » décident, c’est-à-dire décident d’eux-mêmes dans ce qu’ils font, et qu’il y ait donc quelque chose à en dire, à en penser. La tragédie est bien la « mimèsis praxeôs », la représentation – au sens étymologique de ce terme –, c’est-à-dire la mise au présent de l’action, celle qui nous en rend contemporains, quand le récit nous délivre une histoire achevée en dehors de nous. « Qui nous en rend contemporains » c’est-à-dire encore qui nous fait voir l’histoire dans son procès même, dans son indétermination, avec ce que cela ouvre de jeu, ce que cela laisse attendre, dans le présent de la représentation, comme autre issue. Le drame, c’est l’histoire d’une liberté, d’une liberté qui suspend et interroge l’Histoire. »
Barbion doute que Michèle puisse vivre un drame à la manière de celui que décrit Claire Nancy.  : « Verhoeven ne cesse de nous mettre en garde en répétant « pas de psychologie ». Car ce personnage qui aurait fonctionné sur le mode de la dramatisation n’existait déjà plus au moment du viol. « Elle » semble fonctionner indépendamment de tout trauma. (…) (Elle) n’est peut-être pas même un personnage, si par persona on entend celui qui a encore un visage clair, une surface d’expression sur laquelle peuvent se dessiner des émotions, des actions, des mondes possibles, des réactions, qui laissent entendre la subjectivité décisionnaire et responsable du drame. (…) Verhoeven ne peut faire un cinéma dramatique car « elle » ne peut être aucunement porteuse d’actions dramatiques. L’affaire est aussi simple que ça, et ne tient aucunement d’une quelconque marotte phallocratique, sadique ou on-ne-sait-quoi de l’auteur. En effet, les actions commises par « elle » sont vierges de toute intériorité. (…) « Elle », pronom rendu impersonnel, rappellerait plutôt ces personnages évidés du Nouveau Roman pris dans des expériences, plus que fonctions et supports d’actions dans le cadre de la dramatisation ordinaire avec ses multiples figures de trauma. »
Dans l’interview donnée au Cahiers du Cinéma, Isabelle Huppert condense dans une formule drastique ce qui l’a guidé dans son interprétation du personnage de Michèle et qui justifie son action :  « Le film est comme un poulet auquel on coupe la tête et qui continue à courir tout seul »

Les méandres du patriarcat

Questions à Guéorgui Katzarov à propos de « Elle » de Paul Verhoeven

Le film présente un perpétuel affrontement entre hommes et femmes. Quelle analyse fais-tu de la position de chaque sexe dans le film ?

Que l’affrontement entre les sexes ou ce que l’on a appelé la « guerre des sexes » soit représenté dans le film, certes ça ne me semble pas être sa spécificité, car cet affrontement ou cette guerre est ce que notre époque contemporaine nous invite à analyser au titre des ravages du « patriarcat ». Je fais allusion à tout cet effort pluriel et plurivoque induit par l’intensité critique que les études du genre ont introduit dans les sciences humaines avec ces formidables leviers d’analyse qui peuvent utilement converger avec les paradigmes de la pensée psychanalytique. Je pense aux écrits de Mona Cholet notamment, Réinventer l’amour, dont le sous-titre est « Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles ». Les leviers d’analyse mobilisées par cette auteure étaient déjà en jeu dans la littérature, mais les études inspirées par le concept de genre ont donné une toute autre échelle à ces questions, et ont ouvert de vastes pistes de recherche et pas seulement des impasses identitaires ou des crispations idéologiques. Au moment de revoir le film pour notre séquence de Cinépsy j’avais ce livre de Mona Cholet sur ma table et j’ai été frappé par la convergence de ses analyses avec ce que je percevais dans ce film lors de cette reprise ; car je l’avais vu en 2016, en salle, et j’en suis ressorti avec une lourde tristesse et une sidération devant la violence brutale des images du viol, que je peux, me semble-t-il un peu mieux élaborer maintenant. Ce film vient de l’adaptation du roman remarqué de Philippe Djian, OH.. ! (2012), dont j’aimerais schématiser le trait avec les mots même de l’auteur qui s’en explique. Il dira dans un entretien que ce n’est pas le viol en tant que tel qui est le sujet au centre de ce texte, c’est l’idée « de décrire une femme qui se relève ». J’ai été très sensible à cette distinction qui est certes très fine et dont je crois qu’elle résume aussi l’esprit dans lequel s’est faite l’adaptation du roman et la mise en scène de Paul Verhoeven. « Une femme qui se relève ». L’économie de cette phrase fait ouverture à la pensée, tu ne trouves pas… ? On a pu dire pis que pendre sur le film de Verhoeven, qu’il fait l’apologie du viol etc… C’est une conséquence aussi du medium spécifique, l’écriture cinématographique, dont l’impact sur l’imaginaire est probablement plus puissant par l’effet d’objectivation sur scène de ce dont il s’agit, avec les équivoques propres à l’image et à l’écriture filmique… Mais en effet « le viol » dans sa brutalité se constitue d’abord comme une contingence dans la vie du personnage, qui fait ouverture à tout ce qui s’ensuit sur un plan dramaturgique. On voit petit à petit ce viol devenir le lieu intemporel d’un trauma,  « l’autre scène» de et dans la subjectivité d’une femme que le récit filmique, à la suite et dans l’esprit du roman, s’emploie à suivre précisément dans le processus où elle s’en relève. Comment s’en relève-t-elle ? Comment survit-elle à « ça » ? Comment cette femme qui a subi une telle agression violente dans sa chair se relève et reprend le cours de sa vie…

Tout ce qui nous est montré d’elle, de ses gestes les plus ordinaires, de ses relations, de ses routines quotidiennes, dans et en dehors de sa maison, seule ou avec d’autres, à son travail dans les rapports hiérarchisés, ou auprès de son cercle familial, ou amical, de son voisinage, tout est sous-tendu à tout moment par le choc de « l’autre scène » avec laquelle elle compose, en présentant cet inénarrable visage qui fait face et pose un regard auquel Isabelle Huppert donne une consistance et une incarnation si saisissantes. De scène inscrite dans la trame narrative comme un événement ponctuel, le viol subi par cette femme devient une scène prise dans la répétition, à double titre, à la fois comme quelque chose qui est susceptible de se reproduire car la menace du viol ne se termine pas avec la première occurrence. C’est la donne du scénario d’un thriller : tant que l’auteur du viol demeure inconnu, masqué, « dans la nature », ça peut recommencer. D’autant plus que Michèle refuse de porter plainte et de se protéger. Elle ne change rien à ses routines. Et si enquête il doit y avoir c’est elle qui la mène et elle y entraîne le spectateur dans un jeu de conjectures d’indices et de pistes. La première occurrence du viol donc potentiellement se sérialise car le sms anonyme qu’elle reçoit ouvre un horizon de menace que ça recommence ; le film met en scène une femme qui, violée dès la minute d’ouverture narrative, se trouve désormais en danger à tout moment devant une menace anonyme, car l’homme cagoulé qui a fait intrusion chez elle pourrait être n’importe qui, quelqu’un de son travail, de son voisinage. Un « homme prédateur » anonyme hante chaque scène et rend tous les personnages masculins vaguement inquiétants, ou alors franchement et pathétiquement comiques. C’est un thème latéral notable toute cette bêtise masculine qui apparaît dans les postures de la mascarade virile. Aucune figure virile n’est sympathique me semble-t-il, ils oscillent tous de l’inquiétant au minable en passant par le coq et le mufle, le conquérant et le loser, le cynique ou l’empoté… Mais le point est que « ça », le viol, c’est avec « ça » que le film commence et que ça peut recommencer à tout moment : tout homme s’en trouve potentiellement affecté d’être un violeur embusqué.

Mais la scène du viol installe aussi un autre axe pour la répétition, à savoir la répétition traumatique, dont les procédés filmiques comme l’usage d’une certaine modalité du flash-back, contribuent à accentuer le caractère troublant : la première réédition de la scène du viol joue à travers la mise en scène de l’équivoque de son statut : ce n’est qu’au terme de la séquence que le spectateur est renseigné sur le statut « réel » ou « psychique » de la scène. L’oscillation entre une image onirique de la répétition et une image actuelle d’un événement narré par le film du côté de la réalité, c’est cela qui contribue à confondre ces deux registres et à faire ressentir comment le trauma contamine la réalité du personnage. La répétition a lieu donc dans la réalité, objectivable par la mise en scène, mais aussi sur le plan de la réalité psychique du personnage de Michèle à qui Isabelle Huppert donne un corps époustouflant de fragilité et de puissance mêlées. Les silences par lesquels insiste le trauma du viol sont aussi bien inscrits dans sa parole (elle dira très peu au sujet de ce qui lui est arrivé) que dans ses attitudes imperturbables et dans ce visage et ce regard dans lequel on ne lit aucun effroi, aucune douleur, aucun trouble. Cette blancheur affective de la sidération s’incarne très bien dans la mousse blanche du bain que prend Michèle juste après avoir été agressée, mousse blanche qui recouvre son corps meurtri dont émerge seul le visage impassible, et c’est sur le fond de cette blancheur qu’on voit se constituer lentement une tache de sang. La mise en scène de cette blancheur de l’affect suite à une si grande violence n’a rien d’apologétique à propos du viol comme tel, mais elle parle, elle parle sans parler, d’un discours sans parole, pour lequel il y a comme un défaut de langage, c’est là que justement se situe la subtilité de l’écriture filmique dont l’insistance silencieuse littéralement affecte le spectateur, qui s’en trouve plus meurtri que le personnage, et ça pose la question : de  quoi ? de quelle puissance est faite la réserve silencieuse de cette femme ?… La tension dramatique se dispose ainsi et constitue le climat du film : son noyau anxiogène qui mutatis mutandis peut prétendre figurer par allégorie la situation générale à laquelle notre époque nous apprend à penser le danger archaïque qui pèse sur toute femme. Mais ce danger est aussi en quelque sorte structural arrimé aux logiques du phallus dont les variations sont multiples. La structure phallique de la sexuation s’écrit certes hors temps dans l’espace abstrait du tableau noir, mais dès lors qu’elle passe au mythe et par là dans l’histoire et dans la culture, c’est dans sa phénoménalité concrète qu’on la déchiffre. La prédation est tributaire du phallicisme qui structure la sexuation. On pourrait dire que nous héritons d’un script de prédation qui précède tous les scénarios de vies et de films ; la mythologie regorge d’histoires de rapt et d’enlèvement dont les femmes sont l’objet ((Je recommanderais l’ouvrage de Patrick de Neuter, Les hommes, leurs amours et leurs sexualités Eres 2021, https://www.cairn.info/les-hommes-leurs-amours-et-leurs-sexualites–9782749271361-page-169.htm notamment le chapitre «  Du fantasme du viol, du désir de violer et de la décision de passer à l’acte »)). Déjà l’étreinte mythique d’Ouranos et de Gaya situe cette violence à l’origine de tout. Freud nous a appris à entendre le soubassement métapsychologique des mythes. Le « viol » serait le nom de ce qui, virtuellement, menace toute femme et fait de tout homme un prédateur potentiel. Les effets de la structure phallique de la sexuation sont ainsi radicalisés à l’extrême. Et dans ce film cette radicalité, cette brutalité ancestrale, héritage ayant à la fois une détermination historique et à une détermination logique, c’est ce qui constitue sa tonalité, l’élément au sein duquel le récit déploie ses mélodies singulières après le choc brutal de la scène d’ouverture qui se déroule précisément dans le regard impassible du chat noir, hors champ donc, mais dont la pornographie sonore est insoutenable. Le décor et l’ambiance sont posés très brutalement. Une telle présentation inchoative est consistante avec la mise en perspective de cette autre question, que Philippe Djian prend à son compte, et aussi Verhoeven par la mise en scène: comment une femme s’en relève ? comment une femme vit dans cet élément culturel et social traversé par une violence encapsulée susceptible à tout moment de resurgir dans sa brutalité ?

Comment dès lors entendre dans le film la psychologie déployée (masochisme) et les éléments biographiques du personnage  (fille de son père) ? Ne sont-ils pas trop explicatifs et réducteurs pour rendre compte de la manière de faire de Michèle ? Elle n’est pas simplement l’objet de ce qui lui arrive (tuché), ni uniquement prise dans la répétition (automaton). Ses actions sont à la fois décidées et indécidables. Que se passe-t-il pour Michèle dans la rencontre ?

En effet nous apprenons chemin faisant beaucoup de choses sur « Elle ». C’est aussi l’occasion de méditer ce titre . Chez Djian, le titre Oh.. ! est une interjection équivoque qui marque un étonnement un suspens, un indicible, une voix sans autre détermination, sans paroles, corrélative à quelque chose d’une implicite émergence. L’affect d’une surprise. Or le film de Verhoeven s’intitule « Elle ». Le pronom personnel qui en tant qu’opérateur linguistique peut représenter une femme et a fortiori toute femme. Singulier et universel s’y condensent. Ce qui lui arrive d’emblée à « elle » c’est ce viol dont on la voit se relever. Le statut encore une fois est équivoque : c’est une contingence ; quelque chose qui lui arrive par hasard, à elle, qui surprend. Mauvaise rencontre. Mais en même temps la violence de cet événement contingent est portée par le film à un autre niveau que celui de l’accident du fait divers anecdotique. Cette violence-là est présentée petit à petit comme une force sous-jacente dont le sourd grondement transperce tout le film d’une froideur sinistre. Et nous suivons comment « elle » fait face à cela. Du coup nous apprenons qu’elle est d’une certaine façon seule, mais qu’elle a un fils, qu’elle a un amant, qu’elle a un ex-mari, des voisins, un environnement de travail dans lequel elle est à un poste de direction, chef d’entreprise ex equo avec son amie Anna (Anne Consigny). Et on peut voir dans toutes les interactions qu’elle a avec son entourage le style très maîtrisé de sa contenance. C’est, dirait-on, pour mobiliser un vieux cliché, « une femme de pouvoir » ; elle a de l’argent, elle vit très confortablement et domine son monde. Mais nous apprenons aussi que cette femme est la fille d’une mère (qui à un âge avancé ne craint pas le ridicule d’afficher un goût très vif et assumé pour de jeunes étalons) et la fille d’un père, chrétien rigoureux et conformiste, qui vieillit en prison suite à une folie meurtrière qui l’a saisi qui a fait de lui un sinistre assassin, auteur de plusieurs meurtres. La vie de Michèle est marquée par ça : elle en position d’avoir à assumer d’être fille d’un meurtrier, d’un monstre, dont la folie s’est déclenchée au moment où sa fille en bas âge était au plus près de ce père d’abord aimé ensuite désavoué par l’horreur que ses actes inspirent. Les équivoques et les contradictions liées à la chaîne paternelle sont inscrites dans la trame anecdotique. Ça fait d’ « elle » quelqu’un de tout à fait à part. Elle est fille donc pas seulement d’une mère présentée par les traits d’une nymphomanie pathétique mais d’un père qui, à cause du caractère hors norme du crime qu’il a commis, l’a faite héritière d’une sorte de malédiction. Il existe donc cette démesure, pour paraphraser Georges Bataille, une part maudite de son héritage. Elle en est marquée (le film donne à voir les agressions aléatoires auxquelles elle est exposée, au hasard, n’importe où quelqu’un la reconnaît comme fille de son père) et elle a à composer avec ça. Elle est en position malgré elle de subir les effets de la faute du père. Ce trait peut-être lu aussi sur un double registre : d’un côté comme un trait psychologique et anecdotique qui compose l’étoffe du personnage, d’un autre côté comme un trait plus universel : car toute femme hérite quelque chose de la perversion paternelle qui inscrit ses équivoques sur la trajectoire de sa destinée (cf. la photo de la petite fille au moment de l’arrestation du père, les images d’archives diffusées par la télévision que Michèle regarde, le film garde une ligne narrative en pointillés à cet égard. C’est ainsi que le film élabore l’aspect persécutant de la filiation dans laquelle Michèle est inscrite. Son rapport à son père passe par la télé, par la honte, l’opprobre, la fascination pour le crime hors norme… qui implique du coup non seulement la persécution du regard social mais une mise en jeu de l’énigme de la violence, qu’elle soit meurtrière et/ou sexuelle, et dans le cas du viol les deux se rejoignent ; car le viol est destruction, même si sa visée ne serait pas en son essence meurtrière. Violer, être violée, se faire violer sont des modalités que la mise en scène décline dans des variations symboliques diverses et d’une manière irréductiblement équivoque, ce qui illustre précisément cette capacité des signifiants énigmatiques à véhiculer (drive) la pulsion et à induire de l’agir. Un de ces traits énigmatiques est constitué par exemple par l’impassible contenance du personnage, l’absence totale de plainte, ou d’expressivité de la souffrance. Le fait de ne pas appeler la police pour déposer plainte par exemple  reste aussi un trait équivoque ; tout comme la scène où l’on voit Michèle arriver au restaurant et forcer la place de parking trop étroite pour sa voiture, en causant des dommages évidents sur la voiture qui lui fait obstacle, et ce juste après avoir reçu le sms persécutant de son violeur… (qui mentionne d’une manière scabreuse et obscène son corps); au même titre le fait d’affirmer à ses employés qui est le chef ; le fait d’insister sur la nécessité d’accentuer l’aspect réaliste du sang dans la matière visuelle du jeu video qu’elle produit ; le fait de céder aux assauts de son amant qui pratique le « rabaissement du féminin » comme il respire et dont la muflerie pathétique ne manque pas de violence larvée et de mépris ;  elle se sert de cette offre de désir comme pour en révéler l’inanité et l’inconsistance…, que cet amant soit le mari de sa meilleure amie etc.. Ces traits équivoques auxquels on pourrait ajouter le jeu que Michèle met en place avec la nouvelle petite amie de son ex-mari, on la voit devenir clairement intrusive dans l’espace de cette autre femme et dans l’intimité naissante du couple qu’elle forme avec son ex. Mais la partie la plus troublante c’est l’évolution du personnage de Michèle ; elle entame un certain parcours d’enquête, on la voit chercher à comprendre et débusquer le potentiel violeur qui doit nécessairement faire partie de son entourage proche, le film multiplie les fausses pistes, son lieu de travail devient de plus en plus inquiétant, elle achète des armes pour se protéger etc. Mais lorsqu’à un certain point elle parvient à démasquer l’agresseur, lors d’une deuxième agression qu’il tente sur elle, ce qui étonne et fascine c’est de voir qu’elle continue de s’intéresser à lui. Elle sait désormais, après avoir maîtrisé la situation et arraché la cagoule de l’homme anonyme, que c’est de son voisin d’en face qu’il s’agit, père de famille, catholique pratiquant, d’un niveau social élevé, présentant en surface tous les traits rassurants de l’homme de famille, ayant classe et savoir vivre. Sachant cela elle entame avec lui un jeu de séduction, l’invite en famille à fêter Noël chez elle, le présente à son entourage, échange des amabilités avec son épouse. Et tout porte à croire qu’elle est mue par une détermination qui a partie liée avec les énigmes du désir et de la jouissance. L’équivoque insupportable d’un point de vue idéologique qui constitue précisément la zone trouble que le film se donne pour horizon d’explorer, c’est que cette femme puisse être intéressée par l’homme qui l’a agressée. Comme si elle tentait quelque chose que faute de mieux j’appellerais une tentative de dompter la violence du désir prédateur en devenant sa complice, ou en feignant de le devenir. Mais justement tout est là : est-ce qu’elle est complice ou est-ce qu’elle feint de l’être pour amener cet homme à révéler et assumer la « nécessité » pulsionnelle à laquelle il est assujetti. Là aussi « l’indécidable », pour reprendre le mot que tu proposes dans ta question, est à l’oeuvre. L’indécidable convient parfaitement du fait qu’on ne peut pas dire, on ne sait pas, par la seule lecture de la mise en scène et de l’évolution dramaturgique, ce qui se joue exactement pour le personnage de Michèle. Le simplisme qui consisterait à décider de ce que cela signifie, c’est-à-dire d’attribuer un sens « clair » à ce que le film déploie ça peut mener à dire — et ça fait partie des modalités générales de la réception de ce film — que si le personnage agit de la sorte c’est que le film est une apologie du viol reposant sur des intuitions phallocentristes sur ce que c’est la jouissance féminine ou le désir d’une femme. Je crois que le film qui n’a de cesse d’exposer le spectateur à la série de toutes ces équivoques dont j’ai esquissé le résumé, ouvre la nécessité d’une méditation sur « l’indécidable ». Certes la fin du film constitue une rupture du régime de l’indécidable, puisqu’au terme d’un certains parcours, l’agresseur demeure agresseur, et Michèle se constitue clairement en victime dans l’ordre de l’établissement des faits par la police judiciaire. Mais si la trame d’un récit comme le dit Gilles Deleuze est de répondre à la question : « qu’est-ce qui s’est passé ? » , ce qui s’est passé dans le registre de l’enquête policière revêt une clarté décidée : celle d’un crime commis par un prédateur et du meurtre de ce prédateur en situation de légitime défense.  « Ce qui s’est  passé » du point de vue de la police ne supporte aucune équivoque. Et pour qu’il n’y ait pas d’équivoque car toute équivoque est susceptible d’incriminer celui ou celle qui l’énonce, on voit Michèle mentir aux enquêteurs. Il devient évident pour le spectateur comme pour le personnage que la police ne peut pas entendre ce que le film vient de déployer. Le mensonge devient nécessaire. L’affaire est résolue clairement à ce prix, de ne pas tout dire… Or le film répond à la question « qu’est-ce qui s’est passé ? » d’une manière très différente et en amont de cette résolution finale. Non pas qu’il dise tout, mais il met en scène ce « pas tout » qui ne fait l’objet d’aucun dire, mais qui s’écrit à travers les équivoques de la mise en scène. Dans ce sens nous avons affaire à de l’écrit qui reste à déchiffrer. Le film focalise un réel qui n’est susceptible d’être exploré autrement que par les moyens de la littérature (au sens large, bien entendu, le cinéma en fait partie) ; et qui dans le champ judiciaire ne peut avoir aucune pertinence ni même aucune existence. L’épuration des équivoques a lieu dès le moment où Michele parle à la police. Là tout devient décidable. Le récit qui cerne l’objet du film est dramaturgiquement tributaire de la décision du personnage de se taire au sujet de ce qui s’est passé (le viol dont elle a à se relever). Tout se passe comme si le film s’efforçait de rendre compte des méandres inaudibles de ce que la police justement ne peut pas entendre. Il est curieux de constater aujourd’hui la croissante difficulté d’avoir sur ces questions, le désir, la jouissance, les modalités du rapport et du non rapport entre les sexes, un point de vue autre que celui de la Police.

Voilà ce qu’il a écrit Delphine Aslan sur le blog du Huffingtonpost : « Le Patriarcat reste un système malin, sournois et encore très performant en 2016, qui permet à la misogynie la plus crasse d’être intériorisée par les femmes. Et malgré ce qu’ils essaient de nous faire croire, le viol est d’abord le fantasme de ces hommes qui écrivent et qui filment. » Qu’en penses-tu ?

Justement, tu as raison de citer cela, ça rejoint  mon propos, cette phrase de Delphine Aslan n’est pas sans justesse ; c’est vrai que le patriarcat reste « un système » en forte position surdéterminante, encore faudrait-il éviter de feindre qu’on a de ce système une vision d’ensemble et homogène. Mais appliquée au film de Verhoeven cette phrase ressemble à un verdict sans appel. Le film serait donc l’émanation des désirs coupables des hommes déterminés par les traits pernicieux du patriarcat. Je ne pense pas être le seul homme à n’avoir jamais eu aucune affinité pour le fantasme de viol même si le patriarcat par définition me concerne et nous concerne toutes et tous. Et je suis néanmoins sensible à ce que Philippe Djian et Paul Verhoeven essaient ici d’approcher par les moyens de « la littérature » qui comme chacun sait aura été une source principale pour que Freud élabore les intuitions fondatrices de la psychanalyse.