Dui ma?
François Daireaux
Avec
L'intrigue
François Daireaux déambule et filme en Chine.
Photos et vidéos extraites du film
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Publié le par Pascal Laëthier
Le film de François Daireaux Dui ma ? a été discuté par Maryan Benmansour à la suite de la projection cinepsy du 12 novembre 2018 à Paris. Un extrait de cette discussion vous est proposée après l’article qui suit.
Pour voir un extrait du film de François Daireaux , suivre le lien et aller en bas de page : Dui ma ? – François Daireaux
« Dui-ma ? » signifie Pourquoi en Chinois.
Depuis vingt-cinq ans François Daireaux déambule dans les endroits les moins visités de la planète. Il va en Inde, en Chine, en Afrique, là où les hommes travaillent, loin des zones du tourisme et du commerce. Il va là où ça produit, où on détruit, où ça construit. Il filme ce qui se présente à lui et enregistre des images et des sons sans chercher à comprendre, à expliquer, à raconter. Il marche, il capte et collectionne les situations, les gestes, les visages, les lieux. Il entre rarement en contact avec ceux qu’il filme et ne parle pas la langue. Il ne prépare pas, ne fait pas de repérage. Il ne filme jamais deux fois une scène. Il avance là où le mène ses pas, sans plan et sans repère et il filme. Il marche et avec sa caméra essaie de retrouver l’idée d’une première vision
Film après film il construit une œuvre singulière en rupture avec la pratique des artistes marchands et différente de celles du cinéma documentaire.
Voilà ce que dit Daireaux de son travail au cours d’une interview avec Manuel Fadat : Je dois dire qu’actuellement une grande partie de mon travail, et même peut-être la totalité, passe par le micro-récit, ce qui pourrait rejoindre cette notion d’anecdote. Tout ça pour dire que le terme de « micro-récit » me semble être le terme adéquat pour définir mon travail actuel. On parlait beaucoup du fait que mon travail pouvait être considéré comme une association voire une juxtaposition de fragments, jusqu’à présent. Mais il est beaucoup plus juste de dire que je construis une histoire à partir de ces micro-récits. (…) Ce qui l’intéresse, c’est l’étranger et l’étrangeté. J’ajouterai qu’il y a aussi une forme de dérision, d’ironie, de vacuité…
Débat après la projection le 12 novembre 2018 à 20h30
Maryan Benmansour : Pour parler de ce film, c’est important de proposer très rapidement une sorte construction pour permettre d’initier la discussion sur ce film. La construction ce serait ma réception de ce film. La question qui se pose d’abord c’est de savoir comment on pourrait commencer cette construction.) (…) Je prendrais le dernier plan du film où on suit de dos un homme qui porte un chapeau sur lequel il est marqué « made in China », c’est le seul moment… je ne connais ni le chinois parlé et écrit… où j’accède à quelque chose qui est écrit. (…) « C’est fait en Chine », mais qu’est-ce qui se fait en Chine ? Ce film s’organise autour de la question de : « faire » et trois « faire » sont mis en évidence dans le film : faire des objets, faire des gestes et faire des images. Les objets, les gestes et les images sont les trois personnages de ce film. (…) il y a trois personnages et deux procédés, c’est à dire deux gestes fondamentaux que Daireaux utilise pour filmer. Il y a un geste qui consiste à filmer quelque chose sans montrer son commencement et sans montrer son but et son aboutissement. (…) Je crois que ça, ça a un sens. Et le deuxième geste… Je crois que la scène du danseur de la fin est emblématique… consiste à commencer par filmer autour de l’objet avant de filmer l’objet. C’est à dire que l’on voit d’abord les gens qui regardent et après on voit ce qu’ils regardent. Mais une fois qu’on voit ce qu’ils regardent on ne voit plus par qui il est regardé, on ne voit jamais l’objet dans sa totalité. Je pense que ces deux procédés fondamentaux signifient quelque chose.
Qu’est-ce qu’on fait en Chine ? Je ne vois pas ce film comme étant un film sur la Chine dans le sens où on irait découvrir des impressions que l’on n’aurait pas vues ailleurs. Ce film donne un sentiment de… et ce n’est pas péjoratif…. de « déjà vu », une impression de « déjà vu ». J’ai l’impression de me retrouver devant quelque chose, qui d’une certaine manière, m’est familier.
Qu’est-ce qu’on fait en Chine ? Ou qu’est ce qui se fait en Chine ? Eh bien, il se fait un processus économique et social qui s’appelle le capitalisme et qui se montre. A la première réception, (…) Il me semble que le film montre ce qui a été appelé par Lukács, la réification : la « verdinglichung ». Qu’est-ce que c’est que la réification ? C’est ce moment de l’histoire qui correspond à un stade du capitalisme où les choses sont coupées de leur mouvement. On ne voit ni le début, ni la fin, on voit seulement l’opération. La scène emblématique pour moi, c’est ce moment où il y a…. On ne sait pas à quel corps ils appartiennent, mais ils sont en train d’enfiler une tenue de sécurité et ils sont chronométrés.
Ça, au fond, on peut dire que c’est un petit peu exotique, mais c’est simplement que l’exotisme nous permet de comprendre que c’est ce que nous avons comme expérience. Tout le film nous montre quelque chose de cette réification, c’est-à-dire que les processus de production humains sont coupés de leur sens, parce qu’ils sont simplement divisés afin d’être comptabilisés, quantifiés pour servir un processus d’accumulation économique.
D’une certaine manière aussi, on vit à une époque où les images sont réifiées. C’est-à-dire que les images, les photos ou les films fonctionnent sur ce mode de réification. Et j’ai le sentiment que Daireaux utilise des images d’activités réifiées et en même temps il essaie de les sortir de leur réification. Vous vous souvenez de cette scène où il y a une femme… en tout cas on suppose que c’est une femme puisqu’elle a des talons… qui est en train de poser les objets. On ne sait pas du tout ce que sont ces objets… Ce sont des statuettes, des petites figurines, mais on ne sait pas pourquoi… c’est la marchandise, mais montrée dans son caractère purement énigmatique, c’est-à-dire coupée de tous ceux qui l’ont produite. Et face à cette ligne, Daireaux a mis en place un processus, un processus esthétique pour essayer de réanimer ces choses mortes. C’est une ligne très intéressante. Il y a alternance, dans les images, entre ce qui est mort et ce qui est animé, vivant, vif… Tu disais tout à l’heure quand il filme, il essaie de saisir quelque chose de vivant. C’est ce que j‘ai ressenti et en même temps le montage fait qu’il essaie d’alterner du mort et du vivant. Mais toujours le vivant… il y a différentes dimensions du vivant… il y a tous ces êtres vivants qui sont un petit peu informes, les orvets, les grenouilles, les scorpions… Qui sont de l’ordre du grouillant… et il y a aussi les scènes où on saisit un visage, il y a le chanteur des rues (…) et il y a cette femme… cette scène formidable avec cette femme qui crie. Et ce cri-là me semble assez emblématique de ce que le film voudrait faire passer, c’est-à-dire que, dans ce monde complètement réifié, ce cri indique la seule possibilité, il indique du vivant, qu’il y a encore du vivant.
En le revoyant sur grand écran et en présence, avec des camarades spectateurs… Je trouve qu’il y a un rythme d’une beaucoup plus grande ampleur que celui que j’avais perçu seul, sur un petit écran. J’avais perçu le film beaucoup plus fragmenté. (…) Le film me semble être une architecture qui essaie de montrer comment le vivant peut prendre le pas sur la réification, ou plutôt de nous fournir un objet esthétique à nous spectateurs, qui va nous permettre de nous défaire de cette réification et accéder à quelque chose… et c’est là qu’il y a une sorte de basculement. Et ce que Daireaux montre, c’est ce qui est fait en Chine… et c’est aussi ce qui se fait en nous. (…) Enfin il me semble que ce qui caractérise cette situation de réception qui est la nôtre quand on regarde ce film, c’est qu’on est noyé dans un univers de bruit et d’une langue qu’on ne comprend pas. (…) le but du film, c’est de produire un objet qui nous permette de supporter tout ce qui se perd dans ce qui est montré. C’est-à-dire que ce qui est montré, ce n’est jamais que : soit les éléments insensés, difficilement compréhensible, hors langue, et en même temps (…) on ne sait jamais si on est dans la construction ou la destruction, et la forme du film nous permet de supporter l’ambiguïté entre la construction et la destruction. Et donc de supporter que, d’une certaine manière, il y ait un objet qui soit manquant.
Une dernière chose, le film est quand même construit… Daireaux insiste beaucoup sur le caractère spontané de sa prise d’images et en même temps, sa culture de l’image réapparaît. Je pense à une scène qui me paraît extrêmement importante : il y a une sorte de talus, de colline, avec dessus une pelleteuse qui creuse et détruit et ce talus me fait penser à ce qu’on trouve dans beaucoup de peinture chinoise c’est-à-dire une montagne, les peintures chinoises sont orientées, il y a une montagne, il y a le ciel, il y a des nuages et au milieu de la montagne, il y a une cascade, une ravine, etc. et en bas, il y a un univers. Et cette image-là nous montre quelque chose de la peinture qui se défait, c’est-à-dire du monde de l’image qui se défait, qui s’effondre et qui se détruit au fur et à mesure.
Emmanuel Brassat : Je suis d’accord avec ton analyse sur le fait que le film montre le travail du capital et du capitalisme sur les corps et sa puissance de déconstruction. Mais en même temps il y a autre chose dans le film qui n’est pas mentionné… C’est une résistance des corps, (…) qui a à avoir avec l’archaïque, c’est à dire la civilisation traditionnelle chinoise, qui n’est pas une civilisation du sens comme nous l’entendons, mais qui est une civilisation des éléments, des rites, des gestes, etc. Là où le film me semble intéressant c’est qu’il montre l’intercession ou la superposition des deux univers. Il y a à la fois la destructivité du capital comme mouvement incessant de construction/destruction, de réorganisation de l’espace, du travail… qui est insensé, qui prolifère, on ne voit pas où ça se passe, on ne voit pas la finalité de la chose, et en même temps, il y a la dimension de ces corps confrontés à l’archaïque ou à la rudesse du réel, mais qui vient aussi d’une structure chinoise antérieur, de la société chinoise, qui a à voir avec la symbolique des matériaux, avec l’exposition symbolique de la brutalité des rapports symboliques vie/mort, avec la résistance des corps dans le dénuement… (…) il y a cette abrasion que le capital produit, cette hyperactivité industrielle où tout perd sens, qui n’a pas de finalité et en même temps, il y a quelque chose de la résistance et des rythmes archaïques du monde chinois qui nous scandalisent, parce que c’est un dénuement et une austérité insupportable pour nous, mais qui vient en résistance de cette désertification et réification qu’implique le capital. C’est la tension des deux que je vois…
Daniel Freidmann : Je trouve très intéressante votre élaboration sur le capitalisme, la réification, mais j’ai envie de m’en tenir à ce qui me paraît plus fondamental… à ce que tu as dit et ce que dit Daireaux, c’est-à-dire le côté enfantin que je ressens fortement… Je vois le film comme un dispositif filmique très phénoménologique. On voit une sorte de fresque, ça n’est pas parlé, une fresque c’est fait d’ images (…) Je le vois comme une fresque avec la jouissance qui nous prend au premier degré, avec ce qui nous manque, c’est à dire la parole, l’explicitation, quelque chose du sens qui volontairement n’est pas là… Alors, c’est ce que vous faites, en élaborant…
Pascal Laethier : Daireaux raconte la scène de l’abattoir de cette façon : je vois un cochon dans la rue poussé par deux femmes, je filme, je les suis et je suis porté par ce qui se passe. Je regarde dans mon viseur, je pousse des portes et je rentre. Il dit : « je rentre et là, il y a un type qui travaille, je ne vois pas grand-chose, je ne vois pas ce qu’il fait, il est en train de plonger des têtes de cochons dans du goudron pour les peler et enlever les poils. Il est avec son couteau et sa hache, on se fait face et il se passe un truc bizarre et incertain. » Daireaux n’est pas très féru d’anecdotes, mais il lui est arrivé des trucs étranges au cours de ses déambulations, à force de pousser des portes et de filmer à peu près n’importe quoi sans autorisation, il arrive toujours un moment où il se retrouve dans une position périlleuse. Mais une des choses qu’il cherche, c’est ce que tu dis Daniel, quelque chose d’un premier regard, sans préparation et il découvre ce qui se passe dans le viseur en attrapant quelque chose en même temps qu’il filme.
Stéphanie Katz : Je voudrais juste ajouter une information. Le début du travail artistique de François, c’est la sculpture. En tant que sculpteur il va progressivement construire une relation singulière à la matière. Vous avez tous noté que son cinéma induit une sensation d’immersion dans une matérialité du monde dans laquelle il est comme englobé, enveloppé, voire parfois littéralement englouti. (…) Il oscille entre la forme et l’informe, et cela depuis le début. Et c’est sans doute depuis ce point de départ, l’engloutissement, qu’il faut comprendre le geste de salut, de survie, qui a consisté à partir, au sens fort du verbe. Au départ il est un inventeur de formes à partir de matériaux industriels de récupération, des vernis à ongles, des colles, des collants, etc. Et il démultiplie ces formes à l’infini, sur le mode de la répétition sérielle. Puis tout à coup, comme parvenu au terme d’un processus, il s’est mis à partir. il s’est mis à marcher, voyager, pour collecter ici et là des modèles de formes, pour repérer des formes répétables dans l’informe du monde. Le voyage est devenu une véritable mise à l’épreuve de l’informe. (…) Il collectait visuellement des formes, il revenait à l’atelier et il élaborait une répétition de ces formes. Pendant longtemps, son travail de sculpteur à consister à aller et venir entre une captation scopique et une restitution tactile. Puis il a commencé à séquencer les gestes même de la fabrication. Un jour, de retour de voyage, épuisé, il s’est confié : « Ce n’est pas possible, il y a tellement de choses à faire, il y a tellement de matière. » De la production en série d’un côté, aux matériaux des origines de l’autre, il y avait tellement de gestes à reproduire, répéter, stocker, que cela prenait une dimension monstrueuse. Il fallait trouver une autre solution plus légère. Le geste cinématographique c’est donc imposé dans un souci d’allégement. Il n’était pas initialement dans la fabrication d’images. C’est un « regardeur », mais ce n’est pas un fabricant d’images. L’image, c’était d’abord une archive : partir loin, se mettre à l’épreuve et garder traces de la mise à l’épreuve. Puis progressivement, l’atelier est devenu la salle de montage…
David Freidmann : Effectivement, je n’ai pas vécu ce film comme un film d’explorateur. Il cherche, il pourchasse autre chose, du réel, de la réalité… c’est pour ça que je n’adhère pas du tout à cette idée universitaire, marxiste de l’opposition entre les êtres, le capitalisme, etc. Je trouve que c’est un contresens phénoménal. Mais ce que j’ai vu c’est quelque chose du dévoilement du dénuement. Ça m’a fait penser à toutes les palissades dans Paris qui cachent les travaux. Et bien ici, rien n’est caché, le capitalisme puisque vous voulez vraiment qu’on utilise ce mot… le capitalisme foncier est à découvert, à nu. Il est présenté dans quelque chose d’absurde et les gestes des individus sont aussi absurdes. De la même manière qu’on va construire ou détruire, on ne sait pas très bien, il va s’amuser à faire tourner sa toupie, il va s’amuser à jouer avec son fouet métallique, parce qu’il faut faire quelque chose. La question du film c’est pourquoi ? Pourquoi la pulsion fait qu’on se lève tous les matins et qu’il faut faire quelque chose ?
Francis Drossard : Ce film m’a donné envie de retourner au Louvre et de voir les esclaves de Michel-Ange. Ils émergent de l’informe et si vous regardez dans un coin, qui n’est pas très visible, il y a un singe. Et c’est le côté sarcastique dont tu parlais tout à l’heure, quelque chose qui a aussi un côté ironique.
David Rofé Sarfati : Oui, il y a de l’humour dans ce film…
Daniel Freidmann : Il y a une sorte de fusion entre lui et la caméra. C’est la caméra qui fait le film. Il se laisse prendre par la caméra. Il est au service de la caméra, d’où la spontaneité qui se dégage de ce film. Souvent, quand les gens réalisent des films, surtout les documentaires, ils se fixent un but. Il s’agit par exemple de suivre un personnage, d’enregistrer ses paroles. Lui, non, c’est la caméra qui dirige. Évidemment, inconsciemment c’est lui, mais c’est quand même la caméra qui dirige.
X : Ce qui m’a marqué c’est comment il est étranger au film, parce qu’il est regardé. Tous les personnages regardent le filmeur, il y a un sentiment, comme ça, d’étrangeté, parce que : qui est-il pour ces personnes ? Est-ce qu’il leur a demandé l’autorisation ? Cette femme qui crie… Je me suis sentie un peu voyeuse… Je me suis demandé. Elle sait qu’elle est filmée ? De quel droit ?…
Pascal Laethier : Oui, c’est une question qu’on pose souvent à Daireaux. Mais c’est vrai… c’est vrai que le film commence par des regards sur celui qui filme.
Maryan Benmansour : Si je peux me permettre d’ajouter quelque chose, dans la version du film que tu m’as donnée, la première scène c’est un chien noir sur un fond de filet vert qui fixe et qui regarde la caméra… Il y était là ?
Pascal Laethier: Non, on ne l’a pas vu dans cette version. On a vu le chien, mais on n’a pas vu son regard.
Maryan Benmansour : Je n’ai pas vu le chien.
Pascal Laethier : si, si, au début…
Maryan Benmansour : Effectivement, le premier regard qui est porté, c’est un regard fantomatique sur lui…
Benjamin Lévy : Tout cela est extraordinairement intéressant, mais je ne suis pas sûr que ce film ne dise rien sur la Chine. Même si ce n’était pas le but [de Daireaux], je crois qu’il y a quand même quelque chose [de la Chine] qui est présenté dans ce film, et je ne pense pas que les mêmes images seraient venues d’un autre endroit exactement. Notamment, j’en ai parlé avec Judith [Toledano] lors de la pause après la projection, on aperçoit quand même très bien à l’œuvre un jeu sur la construction/destruction, par exemple avec ces immeubles immenses qu’on détruit, pour en construire d’autres tout à fait semblables à la place, de sorte qu’on ne sait plus quels sont ceux qu’on construit, quels sont ceux qu’on bâtit, et si ces derniers ne sont pas érigés juste pour le plaisir de les démolire tout de suite après.
Et moi ce que j’y ai vu, c’est la pulsion de répétition à fond la caisse, la pulsion de mort – et l’on peut se demander si elles auraient pris la même forme ailleurs. Ce qu’on perçoit, c’est pour ainsi dire une quantité qui peine à se changer en qualité, ou du multiple qui n’est pas du pluriel, ou pas beaucoup ; il n’y a pas de pluralité ou d’hétérogène, il y a un multiple. Ça m’a beaucoup fait penser au Deleuze de Différence et répétition, mais là c’est c’est plutôt Répétition et répétition, ou plus près de Derrida : Qu’est ce qui fait qu’on distingue entre deux répétitions[1] ?
On est beaucoup là-dedans, dans du répéter la répétition. Mais, heureusement, il y quelques éléments différentiels qui font qu’on ne devient pas dingue. À la fin il [= Daireaux] ne se balance pas d’un pont, il arrive à trouver un petit bloc de granit et un truc auquel se rattacher, qui représentent la pulsion de vie. Il parvient à montrer quelqu’un qui se promène avec un chapeau au milieu d’enfants qui courent, c’est un peu plus paisible, donc il y a l’idée qu’un peu de pulsion de vie surnage dans cette répétition folle.
Mais pourtant… je viens à la question : il y a peut-être un noyau traumatique qu’il met en évidence et qui se répète… Bon, on ne peut pas dire ça, on ne peut pas le savoir, la Chine n’est pas sur le divan, mais il y a quelque chose qui se répète. Est-ce que c’est le déni du capitalisme par le communisme ? Est-ce que c’est l’exhibition d’un faux communisme par le capitalisme ? Est-ce que c’est une tentative d’enterrer la révolution culturelle qui n’a jamais vraiment été l’objet d’un discours ? J’ai cru voir ça, quelque chose qui sature le discours chinois. Les intellectuels chinois, il suffit de les écouter : dès qu’ils parlent, ils parlent de ces questions, du traumatisme jamais élaboré qu’a représenté la révolution culturelle[2]. C’est difficile de penser qu’il [=Daireaux] l’invente ex-nihilo.
Emmanuel Brassat : (…) il y a beaucoup de film de fiction chinois qui ont traité ça, cette sorte de perte de substance, du réel de la société chinoise, l’absurdité des gestes et ces vies toutes brisées au service de la transformation industrielle et technologique de la Chine avec des personnages livrés à eux-mêmes et égarés. Il y a beaucoup de films chinois sur ce thème ces dix dernières années. Donc ce n’est pas extérieur au film…
Gilles Rolland Manuel : Ce n’est pas une histoire nouvelle, la muraille de Chine, elle est construite et même un peu détruite et le peu que j’ai lu sur sa construction, c’est terrifiant. Ce que ça met en œuvre sur le plan humain et des matériaux, c’est comparable aux Pyramides. On a la commande et on sait pourquoi ils l’ont construite. Et lui, ce qu’il montre, c’est le milieu, comment la récupération de la récupération de la récupération est à l’œuvre dans un processus, finalement de construction, mais dont on ne connaît pas les objectifs…
Daniel Freidmann : Si, il faut caser un milliard quatre cents millions de Chinois…
Emmanuel Brassat : Il y a un moment intéressant, c’est la persistance du passé, le moment où ils récupèrent les briques, les maisons ont été faites en briques. Tous les quartiers anciens ont été fait en briques et à un moment donné, ils récupèrent les briques comme s’il y avait une volonté de conserver un élément de l’ancienne architecture.
Hélène Molière : Gilles, tu parlais du temps des pyramides, moi à un moment donné ça me faisait penser au temps des cathédrales, mais sans cathédrale. On voit par exemple des immeubles, et on se demande s’ils sont habités. Le film est construit de telle sorte que l’on ne sait pas si ces immeubles sont voués à la destruction ou s’ils viennent juste d’être construit. D’ailleurs un moment donné on voit un homme à la fenêtre et on ne connait pas son statut, est-il encore dedans, va-t-il être expulsé ou est-ce un nouvel habitant ? C’est complètement fou. Quand tu vas dans une cathédrale ou quand tu visites une pyramide, tu as quand même une extraordinaire orientation, c’est orienté. Et tu penses aux esclaves qui ont construit ça. Tu es dans le paradoxe, mais tu te dis que c’était vectorisé. Là justement, ce que disait Maryan, tu ne sais pas où commence l’action et tu ne sais pas où elle s’arrête, c’est coupé. Et je ne suis pas d’accord avec toi David, ce sont des images représentatives du capitalisme, qui sont prises en Chine, parce que la Chine est emblématique du fonctionnement de notre monde dans son entier. Si on parle maintenant du projet du Grand Paris… le projet du Grand Paris ça va être exactement ça.
Emmanuel Brassat : (…) Il y a un truc intéressant dans le film, c’est l’écriture, le montage. Il y a des formes intéressantes avec des retours, des boucles, des sauts, des discontinuités, des fixités suivies de mises en mouvement soudaines. Le film a une sorte de pulsation rythmique qui vient faire écho dans le montage à la pulsation rythmique des gestes montrés. Je ne sais pas s’il n’y a que de la répétition, de la pulsion de mort, mais il y a la pulsation du construire, du défaire, du creuser, du chercher, etc. Donc il y a une puissance rythmique des corps qui peut paraître absurde, du côté de la répétition, mais qui est en même temps l’activité du corps humain, comme prise sur la matière même. Et là on n’est pas seulement dans du pulsionnel et du culturel, on est dans l’entre-deux et il me semble que le capitalisme est révélateur de cette dimension-là, d’une énergétique qui travaille sans but, mais qui est une nécessité du corps humain comme inscription comme vécu de ce corps dans un rapport à l’environnement et à la matière. (…) c’est à la fois désastreux et à la fois producteur d’un construire, mais d’un construire dont on peut se demander s’il a toujours quelques sens et s’il est fondateur de culture ou pas. Le film est aussi dans cette brèche et cette incertitude.
Pascal Laethier : Daireaux a fait des films sur une collection de séquences de gestes très brefs et répétitifs dans différents contextes.
Stéphanie Katz : J’aimerais juste revenir sur ce qu’a dit Benjamin, sur cette insistance de la répétition et de la pulsion de mort et donc de la question du trauma dans l’œuvre de Daireaux. La question c’est de savoir s’il parle de la question du refoulé traumatique de la Chine ou du refoulé traumatique au sens large. Je crois que Daireaux s’est fait une spécialité d’aller aux quatre coins du monde où il y a du trauma historique : la Chine bien-sûr, mais aussi Bakou, l’Inde, l’Algérie, etc. Donc il filme la Chine, mais ce n’est pas son objet véritable… son objet véritable c’est tourner autour de ce trou qu’est le trauma collectif, partout où il est. Et c’est cela qu’il va filmer. C’est à cette épreuve-là qu’il se met quand il fait des films.
Enregistré le 12 novembre 2018 après la projection cinepsy à Paris du film de Daireaux : « Dui ma ? » et relu et corrigé par Daniel, Benjamin, Stéphanie, Maryan, Francis, David, Emmanuel, Hélène et Pascal
[1] Vers la fin de son texte La Pharmacie de Platon, Derrida identifie, comme pour jouer, le personnage de Platon à celui de l’analyste. Il écrit : « L’analyste [Platon est ici l’analyste] alors entend distinguer, entre deux répétitions.Il voudrait isoler la bonne de la mauvaise, la vraie de la fausse.Il se penche encore : elles se répètent l’une l’autre. »
[2] Par exemple dans La Montagne de l’âme et autres récits traduits en français du romancier et peintre Gao Xinjang (récipiendaire du prix Nobel en 2000) qui a dû s’exiler en France ; ou dans une veine plus burlesque, qui permet simplement à ces auteurs de passer la barrière de la censure dans leur propre pays, à la fresque Beaux Seins, belles fesses de Mo Yan, (récipiendaire du prix Nobel de littérature en 2012) et à celle de Yu Hua, Brothers.