Le chagrin et la pitié
Marcel Ophuls
Avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Georges Bidault, Pierre Mendes France, Christian de la Mazière, Alexis, Louis Grave…
L'intrigue
« Clermont-Ferrand : 134000 habitants, Chef-lieu du département de l’Auvergne, 387 kilomètre de Paris, 59 kilomètres de Vichy », c’est ainsi que commence « Le chagrin et la pitié », documentaire historique et « chronique de la vie d’une ville française sous l’occupation ». La jaquette du dvd ajoute ce commentaire : « Le miroir dans lequel la France aimait contempler une image si gratifiante de son passé a volé en éclats. Le portrait du français résistant et gaulliste s’est fissuré. Ainsi Marcel Ophuls et André Harris ont soulevé le voile d’une histoire mensongère, découvrant des vérités honteuses trop longtemps cachées ». A sa sortie, « Le Chagrin et la Pitié » déclenche un polémique qui jamais ne s’est éteinte, preuve de l’actualité et de la pertinence des questions soulevées par le film.
Photos et vidéos extraites du film
Tous résistants... Tous collabos!
Publié le par Pascal Laëthier
Un film important et impertinent
Fin 1967, Marcel Ophuls, le réalisateur et ses deux producteurs, Harris et Sédouy, souhaitent donner une suite à la série documentaire qu’ils viennent de réaliser pour la télévision française intitulée : « Munich, ou la paix de cent ans». « André Harris voulait absolument traiter de l’exode, de la résistance et de la collaboration. Moi, je n’étais pas chaud ! Le sujet me semblait trop vaste et mal défini » (*1) écrit Ophuls qui propose de limiter le sujet et d’en faire la chronique d’une ville française sous l’occupation. Le projet est conçu pour l’ORTF. « Bien que nous ne nous dissimulions pas les difficultés que nous aurions à surmonter, nous n’avions aucune envie de nous résigner à abandonner, dès le départ, une façon libre et démystificatrice de raconter notre propre histoire » (1). Survient mai 68, l’émission de reportage « Zoom » d’Harris et Sédouy est supprimée et Ophuls part travailler en Allemagne. Finalement, le projet se monte grâce à une improbable coproduction entre la Suisse et l’Allemagne, mais sans la participation de l’ORTF. Le film est tourné en 1969 et sort en France en 1971 uniquement dans les salles de cinéma.
Marcel Ophuls est le fils du réalisateur Max Ophuls. Bien qu’il travaille principalement pour la télévision, il a réalisé plusieurs longs-métrages. Cinéaste, journaliste et reporter, ses compétences multiples et son rapport décomplexé à l’image font de lui l’inventeur d’une nouvelle manière de réaliser des documentaires. Ophuls fait parler les témoins et les acteurs de l’époque et il confronte leurs propos à des reportages d’actualité, des chansons, des extraits de films. Le style d’Ophuls est libre, vif, incisif, décalé, pertinent, souvent drôle et toujours passionnant. On n’oublie pas l’éloquence et l’humour de Pierre Mendès France racontant son évasion de la prison de Clermont, la désolante bêtise du gendre de Laval qui convoque un jardinier servile et apeuré pour tenter de racheter son beau-père, les commentaires distants et affectés de cet ancien soldat de la division Charlemagne (Soldats français engagés volontaires dans la Waffen SS) qui ne regrette rien et disserte sur les évènements, on n’oublie pas le charme et l’élégance de Sir Athony Eden, premier ministre Anglais racontant son retour en Angleterre avec Churchill dans un avion survolant la France en pleine débâcle, ni le visage de Louis Grave, sympathique paysan Auvergnat, résistant, militant socialiste, dénoncé par une lettre anonyme, envoyé à Buchenwald et qui avoue à Ophuls incrédule, connaître le nom de ses voisins et dénonciateurs. Non, on n’oublie pas « Le Chagrin et la Pitié », film impertinent, « destructeur de mythe »,1 comme le dit lui-même Ophuls, qui a contribué à changer les mentalités et le regard que les Français porte sur la période de l’occupation. C’est aussi un événement d’importance dans l’histoire du cinéma français. La période de l’occupation ne se racontera plus de la même manière après ce film.
La polémique
Les réactions de la presse dans son ensemble sont positives, mais régulièrement depuis 1969 et jusqu’à aujourd’hui, le film déclenche une succession ininterrompue de polémiques. La première, concerne la censure. Le film a dû attendre dix ans avant d’être diffusé à la télévision française. Ophuls rappelle que l’ORTF n’était pas de l’aventure et qu’elle « n’a nul besoin d’interdire la diffusion d’un film qu’elle n’a pas produit »2, néanmoins il soutient que son film est victime d’une forme astucieuse de censure : « La censure par l’inertie ». Simone Veil qui faisait partie du conseil d’administration de l’ORTF n’est pas de cet avis. Elle s’oppose farouchement à l’achat du « Chagrin et la Pitié » pour plusieurs raisons, la première c’est que, d’après elle, les producteurs profitent de la pression médiatique et de l’opinion publique favorable pour vendre leur film très au-dessus du prix: « un chiffre astronomique qui nous laissa pantois » (*3).
La seconde raison qui motive le refus de Simone Veil est moins triviale. Elle ne conteste pas la réalité des faits et des témoignages montrés par le film, mais la jeune écolière qui a été recueillie et protégée pendant plusieurs années à Nice par la famille Villeroy, une famille niçoise non juive, avant d’être arrêtée et déportée à Auschwitz, refuse la description qu’Ophuls fait des Français sous l’occupation. « J’avais suffisamment travaillé sur la Shoah pour savoir que la France avait été, de loin, le pays où le pourcentage de juifs déportés s’était révélé le plus faible, (…) Ce phénomène ne trouvait son explication que dans une réalité indéniable : nombreux étaient les Français qui avaient caché les Juifs. Or le film n’en disait mot. (…) C’est pourquoi j’aurais eu honte vis-à-vis d’eux, que la télévision française programme à grand fracas de publicité un tel film ».3 Simone Veil dénonce la tendance aux pensées simplificatrices des années 70, qu’elle trouve tout aussi exagérées que celles des gaullistes dans les années 50. « Désormais, les jeunes se montraient ravis qu’on leur dise que leurs parents s’étaient tous comportés comme des salauds, que la France avait agit de façon abominable. (…) « Le Chagrin et la pitié » tombait à pic dans ce concert d’autoflagellation et c’est à ce titre que je trouvais le film injuste est partisan ».4
Ophuls conteste l’analyse de Simone Veil à qui il reproche d’avoir siégé au conseil des ministres à la même table que Papon. « Elle aurait déclaré qu’on n’avait pu connaître le rôle exact de l’ancien chef de la police de Vichy dans la déportation des juifs qu’à partir de 1985 ».
Une autre personnalité, et pas des moindres, élève la voix pour contester, la réalité décrite par Ophuls, Harris et Sédouy. Il s’agit de Germaine Tillion, ethnologue, résistante de la première heure, déportée en 1943 à Ravensbrück qui affirme avoir pris le film « comme une gifle ».5 Elle conteste le portrait qu’Ophuls fait de la résistance, décrit, d’après elle, comme « une poignée d’extravagants en rupture avec une majorité résignée à la servitude ». Elle soutient que, si un réseau de résistance comme le sien a pu se constituer et durer, « c’est grâce à la connivence plus ou moins consciente ou déclarée de la majorité silencieuse ».
Enfin récemment, la polémique rebondit avec la publication en 2011 de l’ouvrage de l’historien Pierre Laborie intitulé :« Le chagrin et le venin » , référence explicite au film d’Ophuls, qui dénonce une instrumentalisation de l’histoire par un discours qui ignore la réalité des faits. « On m’a demandé de faire des stages d’informations pour de futurs professeurs, des gens de 25 et 35 ans, qui avaient complètement intégré ce que j’appelle la « vulgate ». A la suite du « Chagrin et la Pitié », il n’y a absolument plus eu la moindre critique : En gros les Français ont été répugnants, indignes, c’est devenu une vérité d’évidence. (…) Ophuls projette sur le passé, le présent d’un soixante-huitard. Il règle des comptes avec la France gaulliste, et même avec la télévision gaulliste. (…) C’est de l’instrumentalisation dans ce sens, une projection du présent sur le passé ».6
Au sujet de l’affaire Papon et à propos de l’affaire Barbie, dans un article daté 1977, Ophuls a répondu par anticipation à Pierre Laborie. Il rappelle que lui et Serge Klarsfeld ont été des courroies de transmission permettant « la lente prise de conscience de la France par rapport à son passé, pour pouvoir tourner la page, pour pouvoir garder des critères, pour ne pas sombrer dans le cynisme. Ce n’est pas pour faire des célébrations et des commémorations holocaustiennes, ce n’est pas pour faire de la vengeance juive. C’est parce qu’en tant que citoyens français, certains d’entre nous, (…) considèrent que (l’affaire Barbie ou Papon), ce n’est pas un péché mignon. La France est un des pays les moins antisémites du monde. (….) Sans doute pas un des moins fascistes (…). Il y a toujours des préjugés. Les juifs aussi en ont, moi aussi. Ce qui me rend amer en vieillissant, c’est que je n’accepte plus les remontrances ou les leçons faites par des historiens officiels français qui, eux, n’ont pas fait leur boulot. La corporation des historiens français a dû attendre un petit Marcel Ophuls et un universitaire américain du nom de Paxton pour que les gens prennent conscience. C’est une honte. Pourquoi les académiciens français, les gens en Sorbonne, diplômés et reconnus officiellement en France sont-ils toujours des couilles molles ? Il n’y a pas que l’Holocauste, ils sont des couilles molles partout et en tout. C’est une tradition française ».7
Ophuls a eu le courage de montrer la collaboration à une époque où cette réalité était tue, il a dénoncé les fonctionnaires du régime de Pétain qui avaient retrouvé des postes de responsabilité après la guerre. Il donne la parole aux collaborateurs, aux indécis, aux commerçants et fait parler certains résistants, mais les grands absents du « Chagrin et la Pitié » sont De Gaulle et les Français libres. Seul le Général Spears, chargé des relations entre Churchill et De Gaulle, raconte avoir vu à travers la vitre de sa voiture des marins Français Libres qui poussaient des cris en draguant des jeunes filles dans Londres au moment au Churchill venait de lancer l’ultimatum qui allait conduire à Mers-El-Kébir… Et les Français libres peuvent à juste titre, s’estimer trahis par Ophuls d’autant que la parole est longuement donnée à Christian de la Mazières, engagé volontaire sur le front russe sous l’uniforme SS.
Pour quelle raison Ophuls ne fait aucune mention des sabotages aux usines Michelin et surtout des événements concernant les faits de résistance de l’université de Strasbourg repliée a Clermont-Ferrand : 800 étudiants et professeurs arrêtés, 100 déportés avec, au total 139 victimes fusillées ou mortes en déportation ? En 1981, Roger Touzné, étudiant à l’époque déclarait au journal le Monde : « Vous comprenez pourquoi j’avais insisté pour que le souvenir de ces étudiants soit évoqué dans le film. Il y a eu onze heures de tournage sur les lieux de la tragédie. Rien n’a été retenu. Je n’ai jamais su ce qui s’était passé et j’attends toujours des explications ».8 L’article du Monde est daté du 30 octobre 1981.
Roland Duval, le scénariste des premiers films de Pascal Thomas, avait 10 ans en 1943 quand il a été témoin des combats et de la résistance acharnée des maquis de l’Ain. En 1971, il rédige sa critique du « Chagrin et la pitié » pour le magazine Matulu et il se souvient : « A Noblens, au cœur des maquis de l’Ain, je me suis fait une certaine idée de la France. Cette idée de la France que je me suis faite à Noblens, rien ne m’en fera démordre, pas même « Le chagrin et la Pitié », un film génial dont les 4 heures m’ont paru trop courtes, mais qui a eu tort de contredire mon enfance. Or, l’enfance ne se trompe jamais, donc c’est le film qui a tort. »9
Pierre Laborie dans son ouvrage récent revient sur le film et sa postérité: « En montrant combien la mémoire est une des dimensions majeures du rapport au passé, le film posait avec justesse la question de ses ressources, de ses bornes et de ses manipulations. Ce qui se voulait être une réflexion décapante sur les reconstructions du souvenir, attentive à pointer les zones d’amnésie tout en étant elle-même sélective et fortement lacunaire, a été transformée en cours d’histoire magistral, définitif ».10
Ophuls a permis de faire entendre ce que l’idéologie dominante des années d’après guerre masquait. Il a agi comme un passeur et dans la suite de mai 68, il a permis que se fasse entendre, non pas ce qu’on ne savait pas, mais ce qui était inaudible. Le mouvement de pensée qu’Ophuls a initié avec d’autres, Paxton.11 Lanzman, Klarsfeld, a profondément modifié la perception que nous avions de cette période. Depuis 1969, « Le chagrin et la Pitié » est devenu un instrument de connaissance. On a pu croire que le temps des interrogations sur cette période était dépassé. Certains ont même imaginé que les œuvres d’Ophuls ou de Lanzman marquaient la fin du processus d’élaboration de la mémoire de cette période et qu’il suffisait d’asseoir des salles entières d’écoliers devant les films ou de les passer à la télévision pour que la vérité diffuse. On s’est trompé. Rien ne permet de faire l’économie de la confrontation sur ce que ce que cette période nous a légué, sur ce qui revit et se perpétue à travers nous.
Malgré ou à cause de la polémique, « Le Chagrin et la pitié » reste un grand film, génial, dérangeant, problématique, provoquant, démystificateur et indispensable. Un film vivant…
- l’Avant-Scène n° 127/128 – Le Chagrin et la Pitié –- Juillet septembre 1972 – pages 9 et 10 [↩]
- l’Avant-Scène n° 127/128 – Le Chagrin et la Pitié –- Juillet septembre 1972 – pages 9 et 10 [↩]
- « Une vie » de Simone Veil – Livre de poche : 2009 – Pages 279 et 277. [↩]
- « Une vie » de Simone Veil – Livre de poche : 2009 – Pages 279 et 277. [↩]
- Jean Lacouture : « Le témoignage est un combat, une biographie de Germaine Tillion » : Seuil 2000 [↩]
- Interview de Pierre Laborie par Béatrice Vallaeys pour Libération à propos de la parution de son livre : « Le chagrin et le venin » édition Bayard (2011)
http://www.liberation.fr/societe/01012316641-on-se-sert-de-la-resistance-tout-en-la-denigrant [↩] - Mémoire vive : interview de Marcel Ophuls réalisée par Christian Fevret et Jean Marie Durand à propos du procès Papon – Les inrockuptibles – 15 octobre 1997 http://marcelophulsdocs.blogspot.fr/search/label/Les%20Inrockuptibles%20%28Français%29 [↩]
- Je cite intégralement une note de Pierre Laborie : « Le chagrin et le venin », pages 180 et 181, Edition Bayard. 2011. [↩]
- Matalu – Juin 1971 [↩]
- Pierre Laborie : « Le chagrin et le venin », page 27, Edition Bayard. 2011. [↩]
- Robert Paxton – La France de Vichy 1940 1944 – Seuil 1973. [↩]