Anatomie d’une chute

Justine Triet

Avec Sandra Hüller (Sandra), Samuel Theis (Samuel), Milo Machado-Graner (Daniel, le fils de Sandra, Samuel, Swann Arlaud (Vincent, l’avocat, l’ex de Sandra), Antoine Reinartz (L’avocat général)

Couleurs - 2023 - En salle

L'intrigue

A la suite d’une chute, le corps de Samuel est retrouvé sans vie par Daniel, son fils, devant le chalet familial. Sandra, la mère de Daniel, est suspectée du meurtre de son conjoint. Le procès est l’occasion d’une analyse psychologique du couple.

  • Samuel Theis (Samuel), Sandra Hüller (Sandra), Milo Machado-Graner (Daniel, le fils de Sandra et Samuel

  • La salle de justice

  • Sandra Hüller (Sandra)

  • Antoine Reinartz (L’avocat général)

  • Swann Arlaud (Vincent, l’avocat et l’ex de Sandra) et Sandra Hüller (Sandra)

  • Milo Machado-Graner (Daniel, le fils de Sandra et Samuel)

  • Sandra Hüller (Sandra) et le chien

Un film de prétoire

Justine Triet réalise son quatrième long-métrage et obtient la reconnaissance espérée avec la palme d’or 2023. Anatomie d’un crime est un film de prétoire, un genre aux règles bien établies : l’intrigue se déroule en grande partie dans une cour de justice avec des allers et retours entre le passé de la vie de l’accusée (Flash back) et le présent du prétoire. L’intérêt du film tient dans la mise en scène d’un retournement. Dès l’ouverture du procès l’affaire semble entendue tant les preuves qui s’accumulent contre l’accusée sont accablantes. Le récit se nourrit des joutes oratoires de l’avocat et de l’avocat général, du témoignage et des confessions (très) intimes de l’accusée et du récit ultime d’un témoin clef (le fils) qui convainc le jury et le public et obtient l’acquittement attendu. Truffaut, en son temps, critique féroce et parfois excessif avait reproché à André Cayatte, cet avocat devenu cinéaste, Justice est faite (1950), d’abuser de cette manière de construire un récit qu’il comparait à du théâtre filmé et qui fait la part belle aux joutes oratoires au détriment de la mise en scène ((François Truffaut, Les films de ma vie, Flammarion, Col. Champs Arts, 2012)).  
Pourquoi bouder son plaisir, dira-t-on, le résultat est à la hauteur de l’émotion recherchée et les spectateurs sont ravis de rester cloués à leur fauteuil jusqu’à la dernière minute du film ?
Les admirateurs de Truffaut reprocheront à Justine Triet une mise en image qui ressemble furieusement à la plaidoirie de l’avocat général, c’est à dire qui fait feu de tout bois et ne recule devant aucun procédé rhétorique, y compris les plus faciles, pour convaincre les jurés. Le travelling avant vers la poubelle pour découvrir la boîte de médicaments et la voix d’enfant qui sort de la bouche de Samuel quand le fils répète les propos du père sont des procédés de mise en scène efficaces, mais discutables.
Je vous propose une comparaison entre le film de Triet et deux autres films de prétoire restés dans les mémoires des cinéphiles : Autopsie d’un meurtre (1959) (en anglais Anatomy of murder) d’Otto Preminger qui réalise un film de prétoire rigoureux avec unité de lieu et de temps (pas de flash-back) et analyse le fonctionnement de la machine judiciaire américaine : un vieil avocat retiré des affaires (James Stewart) est engagé par deux clients douteux (Ben Gazzara et Lee Remick) empêtrés dans une affaire scabreuse. Preminger met en scène le déroulement du procès et s’attache à décrire le rituel symbolique qui produit un verdict pour que la « justice passe » sans se préoccuper de la psychologie et du sort des prévenus. Le film se termine dans le camping où logeaient les accusés partis sans régler les honoraires de l’avocat à l’endroit où sont stockées les poubelles tandis que James Stewart disserte sur le sens de la justice. Autre film remarquable, L’affaire Courjault (2019) de Xavier de Lestrade dans lequel Véronique Courjault est interprétée par Alix Poisson: Jean Louis Courjault, a trouvé deux corps de bébés dans le congélateur familiale, les tests ADN révèle que Véronique est la mère des nouveaux nés ce qu’elle nie farouchement. Le procès s’attache a reconstituer les faits et le film se construit autour de la lente et passionnante élaboration de l’accusée pour reconnaître les actes qui lui sont reprochés et sortir du déni de grossesse, ce trouble psychiatrique énigmatique qui consiste à nier le fait d’être enceinte alors que l’on est porteuse d’un embryon. De Lestrade n’a pas eu l’autorisation de pénétrer avec sa caméra dans le prétoire, il a retranscrit fidèlement les propos échangés au cours du procès dont il a tiré un scénario, qu’il a mis en scène en studio avec des comédiens.
A partir du récit d’un fait divers imaginaire, Justine Triet construit une oeuvre envoutante et renvoie aux spectateurs que nous sommes, le portrait saisissant et peu flatteur de deux de nos contemporains : un couple d’ambitieux s’associent pour réussir en littérature, mais l’envie et la haine qui les nourrit débordent et devient la cause de leur chute. Dans certains couples, la haine est un carburant autrement plus puissant que l’amour, Triet en fait le constat et ausculte la vie intime de deux créateurs bohèmes qui s’autofictionnent entre les Alpes, Berlin et Paris et s’épuisent à siphonner leur existence pour donner corps à leurs créations. Le film s’achève par une scène d’une noirceur à peine voilée. Sandra acquittée regagne la maison familiale et retrouve son fils qui lui a sauvé la mise pendant le procès. La famille se couche, le chien rejoint le lit conjugal et prend la place du père définitivement absent.
Le contenu manifeste du script du film de Triet est le suivant : une femme accusée du meurtre de son compagnon se défend et parvient à obtenir l’acquittement, mais son contenu latent est d’une autre teneur. Je vous soumets l’hypothèse suivante, Triet propose une photographie de notre époque, époque en pleine mutation et donne à voir de manière indirecte les effets de l’évènement le plus décisif des vingt dernières années : le changement de place des femmes dans le jeu social. Au lieu d’en montrer les perspectives nouvelles et les possibles ,elle construit son film « en réaction » et dresse la liste des raideurs, des peurs et des angoisses que ce changement suscite. Elle filme le vieux monde qui se crispe sous l’effet du bouleversement. Dans un passé récent, le cinéma français de l’après guerre a rendu compte de la libération des mœurs et des effets de la deuxième vague féministe avec ce même point de vue. Il s’est illustré avec des films inutilement sinistres qui ont, eux aussi, fait les délices des spectateurs de l’époque : Voici le temps des assassins (1956) avec Jean Gabin en est une bon exemple, c’est un film qui n’est dépourvu d’intérêt et Duvivier a du talent, mais son propos est misogyne, réactionnaire et anti-jeune. Duvivier comme Triet, prétendent filmer au plus près de ce que vit et ressent l’époque alors qu’il ne font que montrer les derniers soubresaut d’un monde en train de disparaitre. Quelques années plus tard la Nouvelle Vague a heureusement balayé cette sinistrose. ((Sinistrose, définition: état mental de certains accidentés qui s’exagèrent leur infirmité.)) Vivement demain !