Jeune et jolie

François Ozon

Avec Marine Vacth (Isabelle), Géraldine Pailhas (Sylvie, sa mère) Frédéric Pierrot (Patrick, son beau-père)

Couleurs - 2013 - DVD

L'intrigue

Isabelle, une jeune adolescente de bonne famille, se prostitue occasionnellement jusqu’à ce que l’un de ses clients réguliers meurt en faisant l’amour.

  • Marine Vacth (Isabelle)

  • Marine Vacth (Isabelle)

  • Marine Vacth (Isabelle)

  • Marine Vacth (Isabelle)

  • Marine Vacth (Isabelle)

  • Charlotte Rampling (Alice)

  • Géraldine Pailhas (Sylvie, la mère) et Marine Vacth (Isabelle)

  • Marine Vacth (Isabelle) et François Ozon

  • François Ozon et Marine Vacth (Isabelle)

  • Affiche Jeune et jolie

Eloge de la transgression

« Jeune est jolie » n’est pas un film immoral, c’est-à-dire contraire au sens moral, c’est un film amoral, c’est à dire sans aucun jugement moral. C’est aussi et très heureusement, un film dépourvu de toute psychologie sur le désir, sa radicalité, son opacité et sa violence. Ozon se situe dans la suite de Georges Bataille, de Pierre Louÿs ou de Bunuel (( A ce titre « Jeune et jolie » a autant de parenté avec « Cet obscur objet du désir » qu’avec « Belle de jour » )) et il se risque avec un courage certain et faisant fi de la bien-pensance, dans la zone toujours suspecte et scandaleuse de l’auscultation de nos obscures motivations dans les affaires du sexe.
Pourquoi une jeune fille bien élevée, avec une famille aimante, qui vit dans un milieu protégé et bourgeois et qui n’a pas besoin d’argent se prostitue-t-elle ? Pour trouver une explication au comportement d’Isabelle, soit on a recours aux ressorts habituels de la pensée consciente et du jugement moral et on est rapidement conduit à considérer qu’Isabelle est sous le coup d’un disfonctionnement psychique ou d’un trouble du comportement. Se rend-elle compte vraiment de ce qu’elle fait ? Est-elle vraiment responsable ? N’est-elle n’est pas suicidaire ou destructrice ? Est-ce qu’elle n’a pas un grain ? On en vient ainsi à rechercher une cause extérieure, organique ou héréditaire, voire comportementale à ses agissements. L’autre approche consiste à agir comme Freud avec ses patientes au début du siècle dernier et a déplacer la problématique sur une autre scène que celle de la conscience et à reconnaître que pour ce qui est des affaires du sexe, nos motivations sont différentes de celles de nos affaires courantes et donc que nos pulsions sexuelles sont d’une nature différente que celle des autres pulsions. Pour cela il faut reconnaître que l’être humain n’est pas tout à fait au centre de lui-même, c’est à dire qu’il existe un lieu hors de ma conscience qui est le théâtre d’affrontements pulsionnels qui me dépassent et qui me concernent, que l’on appelle l’inconscient. Encore faut-il avoir les possibilités psychiques d’une telle approche. Soutenir comme Freud, que la cause de la plupart des troubles psychique est psychologique et non biologique ou héréditaire risque d’apparaitre comme un scandale pour ceux, la famille, les proches, les soignants, qui supportent et affrontent quotidiennement le poids et les conséquences de tels troubles.
Pourquoi Isabelle éprouve-t-elle le besoin de rencontrer des hommes, n’importe lesquels, et de leur offrir son corps contre de l’argent ? Il ne s’agit pas de trouver une signification pour réduire son comportement  à une explication consciente et transparente, mais d’envisager le phénomène d’un autre point de vue. A l’évidence, Isabelle ne maîtrise pas entièrement ce qui la pousse à agir, mais elle n’est pas dingue pour autant. Il y a quelque chose qui dépasse l’entendement dans son attitude, mais qui, on le sent obscurément, répond à une certaine logique.
Dans son commerce avec les hommes, visiblement « ce n’est pas le pied ». Son affaire est plutôt angoissante et si Isabelle en tire une satisfaction ce n’est pas du côté du plaisir. On peut, après Lacan, dire qu’Isabelle a besoin d’aller chercher très loin la nécessaire transgression pour accéder à la jouissance. (( JACQUES lACAN, séminaire IIV, l’éthique de la psychanalyse, Paris, Edition du Seuil, Col. Le champs freudien, 1986, page 208 )).
Dans son film, Ozon s’appuie sur la subtile, mais nécessaire distinction lacanienne entre jouissance et plaisir. Il y a dans l’échange qu’Isabelle fait avec ses clients quelque chose de nécessaire qui lui paraît plus vrai que les petits arrangements sexuels des adultes qui l’entourent, c’est tout à fait incompréhensible pour ses parents et son entourage (et on les comprend). Elle n’a d’ailleurs rien à dire à ceux qui l’interrogent sur ses motivations (ses parents, son psy, son frère). Ce qu’elle vit et éprouve va bien au-delà de tout ce que les mots recouvrent. On n’apprend pas le sexe dans les livres, fussent-ils de Rimbaud, on l’éprouve dans la transgression.
L’analyse qui consiste à considérer qu’il s’agit de la période si particulière du passage de l’adolescence à l’âge adulte, comme l’affirme le réalisateur, ainsi que celle de la plupart des critiques qui soutiennent qu’Isabelle a eu un « coup de chaud » au sortir de l’adolescence et que, maintenant qu’elle est adulte et que tout est rentré dans l’ordre elle se sent plus forte et plus sereine, est une autre manière de détourner les yeux et de jeter un voile pudique sur ce qui est en jeu dans son affaire.
« Jeune et jolie » va à l’encontre des stéréotypes de l’époque concernant la sexualité. Il est l’exact contraire de « La vie d’Adèle ». Il montre une adolescente qui devient femme dans la confrontation violente, brutale et problématique à la différence des sexes et la découverte de son asymétrie. 

Document

Dans le séminaire « L’éthique de la psychanalyse », Jacques Lacan définit la jouissance dans son rapport à la Loi et au désir.
« Freud écrit le « Malaise dans la civilisation » pour nous dire que tout ce qui est viré de la jouissance à l’interdiction va dans le sens toujours croissant de l’interdiction. Quiconque s’applique à se soumettre à la loi morale voit toujours se renforcer les exigences toujours plus minutieuses, plus cruelles de son surmoi.
Pourquoi n’en est-il pas de même en sens contraire ? Il est un fait, c’est qu’il n’en est rien, et que quiconque s’avance dans la voie de la jouissance sans frein au nom de quelques formes que ce soit  du rejet de la loi morale, rencontre des obstacles dont notre expérience nous montre tous les jours la vivacité sous des formes innombrables, qui n’en supposent peut-être pas moins quelque chose d’unique à la racine.
C’est au point que nous arrivons à la formule qu’une transgression est nécessaire pour accéder à cette jouissance, et que, pour retrouver saint Paul, c’est très précisément à cela que sert la Loi. La transgression dans le sens de la jouissance ne s’accomplit qu’à s’appuyer sur le principe contraire, sur les formes de la Loi. Si les voies vers la jouissance ont en elles-mêmes quelque chose qui s’amortit, qui tend à être impraticable, c’est l’interdiction qui lui sert, si je puis dire, de véhicule tout terrain, d’autochenille, pour sortir de ces boucles qui ramènent toujours l’homme, tournant en rond, vers l’ornière d’une satisfaction courte et piétinée.
Voici à quoi nous introduit, à condition que nous soyons guidés par l’articulation de Freud, notre expérience. Il fallait que le péché eût la Loi pour que, dit saint Paul, il pût devenir – rien ne dit qu’il y parvient, mais pût entrevoir de le devenir – démesurément pêcheur. En attendant nous voyons ici le noeud étroit du désir et de la Loi ». (( JACQUES LACAN, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Editions du Seuil, Col. Le champ freudien, 1986, page 208 ))