Histoires autour de la folie

Paule Muxel et Bertrand de Solliers

Avec les patients, les infirmiers, le personnel de Ville-Evrard, parmi eux, Lucien Bonnafé, Danièle Sivadon, Hélène Chaigneau, Guy Baillon, Teresa Duchet-Suchaux.

Couleurs - 1993 - DVD

L'intrigue

  • Lucien Bonafé

  • Un patient

  • Ville-Evrard

  • Ville-Evrard

  • Ville-Evrard

  • Jacquette DVD Histoires autour de la folie

Comment faire avec la folie ?

Paule Muxel et Bertrand de Solliers font parler ceux de Ville-Evard. Ils font le portrait de cet hôpital psychiatrique depuis sa création en 1868 jusqu’en 1990. Lieu d’enfermement et de contrôle jusque dans les années cinquante, puis institution en transformation ensuite, sous l’influence du mouvement de la psychothérapie institutionnelle et de soignants portés par le désir d’aborder la folie autrement et d’en finir avec la violence de l’asile. A travers les témoignages et les archives on découvre les conséquences du choc de l’après guerre et de la découverte de l’univers concentrationnaire, la mise en place du mouvement de sectorisation conçu pour libérer les malades et les sortir « hors les murs » c’est à dire hors de l’enfermement, mouvement qui s’opère conjointement à l’arrivée des neuroleptiques. Muxel et Solliers jettent un regard sans concession et parfois désespéré sur l’institution et l’espoir « douché » qui a traversé la psychiatrie contemporaine de cette époque, mouvement de libération qui rencontre aujourd’hui celui de la « libéralisation » de l’institution psychiatrique : c’est à dire du désengagement de l’état et de l’abandon de la thérapie par la psychiatrie au profit d’un retour à la pharmacie et à une conception organiciste (génétique et cérébrale) du traitement du troubles psychiques. Témoignage vibrant et militant de ceux qui n’ont cessé de lutter pour que l’on cesse de considérer les fous comme des tarés, des déviants, des handicapés ou des anormaux.

Sur l’histoire de la psychiatrie institutionnelle lire l’article d’Annabelle Beaupretre sur : http://www.forumpsy.net/t635-les-psychotherapies-institutionnelles-annabelle-beaupretre

Document :

Interview de Bernard Wagner
Bernard Wagner est psychologue clinicien et psychanalyste, il exerce en libéral à Guermantes (77). Il a animé des ateliers d’arthérapie en psychiatrie à Ville-Evrard pendant de nombreuses années. Il a écrit Sphinx, éditions Persée, 2011, sur les rapport entre création, corps et inconscient.
Bernard Wagner a répondu aux questions de cinepsy.

Pascal Laethier : Je vous ai proposé de regarder ce dvd qui évoque l’histoire de la folie, film et reportage au sujet de Ville-Evrard et vous l’avez trouvé très sombre…

 BW : Le film a été tourné en hiver et les gens interviewés parlent comme les survivants d’une catastrophe. C’est le pire de la psychiatrie. La psychose est du côté du pire, soit. Mais pourquoi assombrir le tableau alors qu’il y a d’autres versants où le côté humain ressort mieux, à la lumière ? Je me demandais comment montrer cet aspect passionnant, certes dramatique, qui donnerait de la profession une idée d’aventure humaine particulière. La psychiatrie est probablement la dernière aventure qui vaille le coup, dans la mesure où il semble qu’on en n’aura jamais fini d’explorer l’humain touché par la maladie mentale, comme on le dit. Est-ce la fin du monde, l’apocalypse que de rencontrer ces malades là dans ces lieux ? Par quel chemin passer pour les rencontrer ? Par quelle porte passer pour entrer dans cet univers ? Existe-t-il un fil par lequel on puisse tirer les patients, certains d’entre, pour les sortir de là ou les faire déambuler autrement ? Peut-on arrêter cette sclérose dite sans fin ?
Au-delà du travail de psychologue clinicien, psychanalyste et d’arthérapie que j’ai essayé de mettre en œuvre durant une vingtaine d’années, je me suis aperçu qu’une bonne partie du temps avait été consacré à l’explication, aux discussions, à trouver les formations ou simplement les métaphores pour illustrer les folies singulières de chaque patients, afin que les soignants participent mieux aux soins. A côté de la psychiatrie « tabloïde », il faut arriver à poser une psychiatrie dynamique, vivante, humaniste, relationnelle. On revient à l’importance de la relation où l’autre a sa place, même si cet autre est malade. Il y a toujours eu les deux faces de l’humanité : le génie et la folie. Eh bien des cultures ont trouvé des places pour chacune.
Des auteurs et des anciens praticiens m’ont beaucoup aidé dans ce cheminement ; que ce soit sur le plan théorique et pratique : J. Oury, G. Pankow, G. Michaud et tant d’autres, mais aussi et surtout les gens du terrain : aides soignantes et infirmières. Celles qui en avaient vu de toutes les couleurs (pour ne pas dire toutes les horreurs). Des personnes qui avaient aiguisé leurs sens face à ces troubles et qui savaient dire à l’avance ce qui allait arriver à tel ou tel des patients, selon leur gestuelle, leur odeur, leur regard ou leur façon de manger. Elles et ils avaient vécu dans cette marmite, pour certains depuis deux ou trois générations. De sacrées aventures… Et puis la psychanalyse avec ceux qui avaient beaucoup étudié, observé leur propre inconscient sur le divan, leur propre petite folie ordinaire. Leurs hypothèses en avaient changé les méthodes et la réforme hospitalière s’inspirait de la psychanalyse. Comme ils le disaient, il fallait soigner d’abord l’hôpital pour que les malades aillent mieux.

 PL : Est-ce que la fin de la psychiatrie asilaire, la dissémination des lieux de soin et la sectorisation n’a pas rencontré un certain discours libéral qui a consisté à dire : finissons-en avec les grosses structures et disséminons les patients de façon à abaisser les coûts. On se retrouve ainsi à voir les fous dans la ville, mais uniquement pour des raisons économiques. N’y-a-t-il pas un effet pervers à ce mouvement ?

 BW : Objectivement, je crois qu’il y a plusieurs niveaux de perversion de ce mouvement. Certains sont du fait du prince et des politiques, d’autres du fait du budget de l’Etat et d’autres touchant à la formation aussi bien des docteurs que des infirmières. D’autre part, une autre perversion est arrivée par l’intermédiaire des médicaments et de l’industrie pharmaceutique. La psychiatrie est devenue de plus en plus pharmaceutique. Tout médicament est en même temps un poison. On est très heureux que certains produits existent. Mais si c’est au dépend de la parole du patient, il y a un hic. Le déficit de la sécurité sociale a propulsé l’idée de la rentabilité des hôpitaux et surtout de la psychiatrie. Toutes les arguties ont cours ; le plus terrifiant est celui qui compare le coût d’un cachet à celui d’un soignant. Ainsi les ordonnances s’allongent et le nombre de soignants diminue : on cherche ce qui est efficace. Considérer l’hôpital dans une perspective économique et la traiter comme une entreprise, c’est l’hôpital qui se fout de la charité. Combien d’associations cherchent des fonds pour financer la recherche médicale ?! Pourquoi envoie-t-on certains patients (nombreux) en Belgique ?
Les médicaments les plus efficaces vont effacer les symptômes. On va construire des protocoles qui vont permettre aux patients d’être mis hors les murs le plus vite possible, qu’ils le souhaitent ou pas. On fait fi des entretiens thérapeutiques. D’autres structures vont les prendre ou pas en charge, et les parents qui comptaient sur l’hôpital pour soigner leurs enfants, vont les retrouver alors que les problèmes venaient généralement des relations problématiques entre parents et enfants…On va « former » les parents à la psychoéducation, comme si une rééducation pouvait soigner la psychose. Mais on aura fait l’économie d’un certain nombre de psychologues. C’est le grand retour de Pavlov, ajouté à la pharmacopée et l’hôpital devient une entreprise performante, on reçoit des subventions pour payer du matériel occupationnel. Dans cette opération où est le travail sur la relation, le travail de réflexion singulier, le transfert de travail ? Que restera-t-il de la psychothérapie institutionnelle ?

 PL : Avez-vous l’impression que la méthode que vous préconisez, qui est basée sur la parole et la relation, tend à disparaître ou est-ce que ça continue dans le milieu psychiatrique ?

 BW : Je pense que ça continue d’exister, mais à entendre mes anciens collègues, ça devient de plus en plus compliqué. Certains rentrent dans une forme de résistance et essayent de ne pas appliquer les consignes qui vont à l’encontre des savoirs faire antérieurs. Les infirmières disent qu’elles n’ont plus le temps pour parler, réfléchir et construire des projets de soin au long cours. Les hospitalisations ne doivent pas durer plus de 15 jours. De plus la formation actuelle des infirmières est généraliste alors que la précédente était purement psychiatrique. Mais je sais que certains et certaines sont toujours prêts à aller chercher plus loin pour faire du vrai travail de soignant.

 PL : Avez-vous revu d’anciens patients ?

 BW : Oui ; lorsque je suis retourné faire des journées de formation à des activités thérapeutiques pour le personnel soignant. Les rencontres ont été très émouvantes pour eux comme pour moi. Dans d’autres lieux, j’ai retrouvé cette déambulation et cette errance ainsi que la plainte des soignants. Eux aussi auraient besoin de nourriture, de formations. Je sais que cela a toujours lieu et que la personne responsable se démène pour en proposer. Combien de médecins font cette démarche ? Je dirais même combien de psychologues ont été formé à la psychiatrie de terrain et à la psychanalyse ? Même le tiers temps réservé à cela est soustrait par un système d’emploi à temps partiel. Mais cette vision résiste à l’effacement, même si c’est un travail de Sisyphe.

 PL : Le film est basé sur la question de l’enfermement. Dans l’après guerre la structure asilaire tend à s’ouvrir métaphoriquement et réellement. Quel est votre point de vue sur cette question ? Est-ce qu’il faut séparer les fous de l’espace social ou pas ?

 BW : La question est à la fois grave et saugrenue et me renvoie à un court moment de grâce dans le dvd, à l’origine de vos questions. C’est le témoignage d’un électricien, technicien à Ville Evrard.

 PL : Oui, c’est remarquable.

 BW – Mon épouse qui regardait avec moi ce dvd était quelque peu épouvanté et m’a dit à ce moment là : « C’est lui qui dit vrai ». Je suis tout à fait d’accord avec lui. C’est le sens profond du mot asile dont il est question. Il faut des lieux d’asile au sens premier du terme, pour que les gens qui ne vont pas bien, puissent venir quand ils veulent, se soigner, prendre une respiration, repartir, faire une étape. Le mot asile a été durant une longue période, synonyme de chose crasseuse, nauséeuse, d’abandon. Au Moyen-âge, faut-il rappeler que c’était un lieu de protection, d’abri, de repos, un lieu où on pouvait faire un certain nombre de choses impossibles à l’extérieur de ces murs, sans danger pour le patient. Avant que ce mot ne soit remplacé par un cigle imprononçable, gardons ce mot asile en tête. La psychiatrie devrait être un lieu de reconstruction, un lieu de recherche et de pause. Il est vrai que cette recherche et cette proximité avec les patients provoquent une certaine fascination. C’est d’abord une relation défensive : l’autre est fou, pas moi. Et puis en regardant mieux on voit sa part de folie, ses fragilités, ses incertitudes et l’autre en devient attachant. Comme le disait Nietzsche : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort », cela nous redonne de la force des idées, de la créativité et renforce notre engagement à la tâche.

 PL : Dans le film il y a cette espèce de désespérance, cette plainte, comme s’il y avait la volonté de critiquer l’incomplétude de l’institution. C’est tangible. Tous sont accros à Ville-Evrard, les malades et les soignants et il y a cette insatisfaction perpétuelle en rapport à la structure.

 BW : Oui et c’est normal, c’est une projection perpétuelle. Comme on ne comprend pas la psychose ou les maladies mentales, on fabrique une pensée idéale et on imagine qu’un matin on trouvera ce qui permettra de guérir cette folie. Alors qu’on sait, raisonnablement qu’on ne peut pas guérir la psychose. Donc on a du mal avec cette impuissance à guérir qui provoque une forme de déprime et on se plaint. On se défend comme ça. Quand on ressent cette impuissance on peut se laisser aller à dire que c’est l’outil, le lieu, les gens, qui ne vont pas, que c’est la structure qui est mauvaise, qu’il manque quelque chose. Cela peut même déclencher des conflits dans les équipes ou des malentendus tels que des dysfonctionnements graves peuvent arriver. Mais si l’on va chercher la parole, la parole pleine, alors on peut apaiser cette douleur morale qui émane de cette impuissance. Cela me rappelle un patient qui fixait lui-même les rendez-vous et qui un jour a fait irruption dans mon bureau pour me dire violemment : « tu n’as pas pensé à moi ces temps-ci ». Du coup je me suis interrogé, culpabilisé, je suis devenu confus sous cette altercation si brutale. Et puis je me suis dis qu’il avait raison, mais que je ne pouvais pas penser à lui tout le temps. Il me rappelait mon impuissance à le soigner correctement. C’est parfois un peu lourd à supporter, surtout en fin de journée. D’où l’utilité des réunions, des entretiens, des temps de palabre avec les collègues et des écoutes dans l’équipe. La plainte est subjective mais souvent objective. Reste à trouver la vraie raison.

 PL : Quand on écoute Bonnafé, dans le dvd, il y a quelque chose d’extraordinairement vigoureux et solide, mais aussi d’obsolète dans le contexte actuel…

 BW : Ah non !, il a parfaitement raison.

 PL : … Il y a quelque chose d’illusoire de croire que ça va changer comme ça… qui tient peut être à une vision de l’idéal communiste…

 BW : C’est vrai et c’est faux. Il y a effectivement dans l’idéal communiste une image sur le mode de la possibilité de changer le monde d’une manière révolutionnaire. Egalement l’idée qu’il fallait arrêter de voir la psychanalyse comme un truc pour bourgeois argenté, que cette pratique puisse devenir accessible à tous, sans distinction de classe. C’était un idéal qui se tricotait à partir des guerres d’Espagne et de France en vue d’une libération et d’une reconstruction. Bonnafé et bien d’autres ont travaillé dans cette optique. Ils voulaient une psychothérapie institutionnelle en mettant par terre la hiérarchie médecin-patient. Ils se mettaient en position d’écoute de quelqu’un qu’ils considéraient comme un alter-ego. Mais aussi que ce soit grâce au contretransfert, soit par une écoute particulière, il était attentif à ce que la parole des patients fabriquait comme écho d’où ils étaient enfermés. Il s’approchait de cet autre et était dans l’examen de ces croisements de signifiants comme le dira Lacan. Mais cette écoute était de l’ordre d’un don.
Tout le monde ne va pas jusque là, car les conséquences sont parfois surprenantes et désagréables à vivre. Il faut se souvenir que la psychose est une entreprise de démolition des liens. C’est à ce moment là qu’on se rend compte de la nécessité du travail d’équipe. Il arrive qu’un collègue voit mieux que nous la situation périlleuse dans laquelle nous avons été et nous disent qu’il faut s’arrêter quelques temps. En revanche il faut accepter que ce soit avec nos fragilités que nous travaillons le mieux. Quand Courbet, le peintre, explique qu’un artiste est quelqu’un de sensible et qu’il travail grâce à cette sensibilité, il a raison. Travailler en psychiatrie, c’est se servir autant de sa sensibilité que des connaissances en psychopathologie. Et je pense que la psychanalyse affine cette sensibilité.

 PL : Autrement dit vous ne restez pas sur votre « quand à soi » ? Il y a quelque chose, non pas d’un échange, mais ce que vous appelez le don. Vous vous engagez plus dans le travail psychothérapeutique ou psychanalytique. Vous estimez qu’il faut y aller.

 BW : En psychiatrie c’est une manière de faire, de faire des liens, que j’ai souvent sollicité auprès des soignants dans ces ateliers d’arthérapie comme on les nomme maintenant. Je ne voulais pas de voyeurs, à part les patients (qui n’osaient rien fabriquer). Chacun devait sortir les mains des poches et les mettre dans la terre ou la peinture ou un autre médiateur. C’était l’équivalent d’une parole pleine comme l’aurait dit Lacan. Il y a à ce moment là un engagement, un investissement, mais aussi un risque équivalent pour tous : s’exposer au vu et au su de chacun des acteurs de l’atelier, présent à ce moment là. Patients et soignants sont logés à la même enseigne. On va utiliser les mêmes moyens d’expression. La seule différence entre eux et nous est le mode de refoulement, et encore… Les représentations qui apparaissent alors, seront sous le feu des paroles des patients qui fonctionnent avec leur inconscient « à ciel ouvert » et auront des projections sur nos modelages, nos dessins, nos peintures qui seront souvent stupéfiantes de vérité pour nous. A nous de repérer les croisements de signifiants. Kohut prétendait que le patient ne peut pas aller plus loin que la profondeur à laquelle le psychanalyste a été pour lui-même.

 PL : Mais ça veut dire que les patients ne peuvent pas aller plus loin que là où l’on va ?

 BW : C’est tout à fait probable pour les névrosés que nous sommes et que nous voyons en analyse. Mais vis-à-vis des psychotiques, ce sont eux qui nous portent un peu plus loin dans la mesure où nous travaillons sur nos points psychotiques ou autistes ou autres encore, dans notre propre analyse. Heureusement que nous ne souhaitons pas aller les rejoindre dans la psychose. Cependant, il n’est pas rare que de temps en temps un soignant passe la ligne jaune et ne se retrouve lui-même hors jeu, si je puis le dire ainsi. Ca arrive malheureusement. Quand A. Green disait qu’il fallait apprivoiser certaines notions comme l’inceste, le parricide, ou le matricide etc.… c’est sans doute qu’il avait lui-même rencontré des collègues qui ne voulaient rien en savoir alors qu’ils auraient dû reprendre leur métapsychologie et travailler les métaphores.
Chacun fait avec ses avancées, son âge, ses expériences de la vie, mais quand on travaille en psychiatrie, on doit entendre certaines choses et les patiente savent à qui raconter leurs aventures intérieures ; Ils savent qu’une oreille entendra d’où ils parlent. L. Bonnafé avait, en ce qui le concerne, une telle expérience qu’il a pu aller très loin avec eux parce qu’ils savaient entendre cet écho en lui, et donc ses patients pouvaient continuer et sans doute s’en trouvaient-ils soulagé, peut-être délivrés de certains aspects de leur psychose.

Propos recueillis le 27/05/2016. Rectifiés le 18 Juin 2016.