Ce gamin-là

René Victor

Avec Janmari, Fernand Deligny, ceux de Montnoblet

Noir et blanc - 1976 - DVD

L'intrigue

Documentaire sur « le lieu de vie » crée dans les Cévennes par Fernand Deligny dans les années soixante pour accueillir les enfants autistes.

  • Fernand Deligny et Janmari a Graniers

  • Fernand Deligny

  • Victor Polster (Lara)

  • Janmari

  • Janmari

  • René Victor

  • Chemin d'erre

  • Fernand Deligny

  • Fernand Deligny

  • Janmari et Fernand Deligny

  • Monoblet

  • Fernand Deligny

Vivre avec l'autisme

« Ce gamin-là » a été discuté pendant une séance de cinepsy par Marie Allione le 28 janvier 2019. Marie Allione est psychanalyste, psychiatre des hôpitaux honoraire, ancien médecin chef du secteur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à Alès-en-Cévennes.

Le film de René Victor est un objet étrange pour un spectateur d’aujourd’hui. C’est un film lent, long, bricolé, obstiné, entêtant et radical. Il n’est pas qu’un témoignage sur une des nombreuses expérimentations communautaires des années soixante-dix, c’est un film qui montre des chercheurs et des militants qui inventent et ouvrent de nouvelles perspectives. On y voit, bien sûr, des bergers chevelus qui conduisent des chèvres aux pâturages au son des fifres, mais au-delà de l’exotisme ou de la nostalgie que suscitent les rêves et les utopies de l’époque, le film de Renaud Victor montre le quotidien et les gestes de ceux qui, autour de Deligny essayaient de vivre autrement avec les fous et les jeunes autistes. C’est en balayant la neige avec leurs mains, en pétrissant de la pâte et en cuisant du pain au four, en allant chercher de l’eau au ruisseau, en faisant la lessive à la lessiveuse, qu’ils tentent d’éprouver un rapport aux autres et aux choses différents, que nous avons de la peine à concevoir depuis notre monde « machinisé ».
Pour Gilles Rolland Manuel psychiatre formé par Lucien Bonnafé et Franco Bassaglia, le film sur l’expérience communautaire de Monoblet, le hameau des Cévennes où Deligny avait installé son « lieu de vie », était la preuve qu’un autre rapport à la folie était possible. Avant les années soixante, les fous étaient enfermés dans des asiles et coupés du monde dans des structures semblables à des prisons. « On ne pouvait pas entrer dans l’espace où étaient parqués les fous. Il y avait de la merde sur les murs, ça puait, personne ne s’y risquait. Je me rappelle que dans le service de psychiatrie où j’ai fait mon internat, on jetait la nourriture à travers une trappe aménagée en bas des portes pour les nourrir. » Le film de Renaud Victor a donc d’abord été perçu comme la preuve d’une alternative possible et nécessaire à l’asile. On pouvait vivre avec les fous et les autistes sans mur, sans barreaux, sans violence, sans brimades et on pouvait même envisager un « commun ».
Fernand Deligny est né en 1913, il est décédé en 1996, étudiant en philosophie et en psychologie, il devient instituteur spécialisé et son travail à l’hôpital psychiatrique d’Armentières dans les années trente le conforte dans l’idée qu’il faut en finir avec la structure asilaire. Après la guerre, aidé par Wallon et Le Guillant ((Le Guillant est un psychiatre de l’après-guerre de la génération de Bonnafé, Follin, Henri Ey et François Tosquelles préoccupé par l’implication sociale et politique de la psychiatrie. Il a écrit, entre autres, un article sur la « névrose des téléphonistes » évoqué par Lacan dans son séminaire.)), guidé par les travaux de Freinet, il travaille avec des enfants « à problèmes » (troubles psychiques ou délinquants) et promeut une pédagogie alternative à celle des maisons de correction avec l’ambition de mettre les jeunes « en situation » et de les confronter avec le réel. Il écrit plusieurs ouvrages « Graine de crapule » et « Les vagabonds efficaces » qui restent des références actuelles pour les éducateurs spécialisés. Il fait une rencontre décisive avec Jean-Marie, un enfant autiste de 12 ans, (que Deligny appelle « Janmarie ») et dans les années soixante, il entre en contact avec La Borde et Jean Oury.
Il créé une structure d’accueil dans les Cévennes dans le hameau de Monoblet où il expérimente une autre manière de vivre avec les autistes. Deligny décrit Janmarie dans une lettre adressée à François Truffaut : « Un gamin de douze ans qui n’a jamais dit un mot de toute sa vie. Il n’est ni sourd, ni muet, preste comme un chimpanzé. La seule présence qui le fait frémir, vibrer est celle de l’eau qui coule, source, fontaine, ou robinet. (…) il est, en fait, mon maître à penser puisque je l’ai pris avec nous pour chercher ce que pourrait être le langage non-verbal. » ((« Correspondance François Truffaut-Deligny » présentée par Bernard Bastide, 1895, n°42, p 98)). Deligny n’est pas pédagogue, ni psychologue, encore moins psychanalyste, il se revendique poète et éthologue. Il respecte et considère le mutisme des enfants autistes auquel il donne toute sa place et qu’il explore. Il en fait le point de départ du « commun » de notre condition humaine qu’il laisse émerger. Il s’agit d’un retournement du point de vue de l’homme parlant sur l’autiste, ce n’est pas l’homme du langage qui considère l’autiste, mais l’enfant mutique qui agit et inaugure un autre type de relation avec ses semblables. Erik Porge s’interroge : « C’est à partir de ce pôle de l’humain de nature que Deligny essaye de considérer le langage, en partant du mutisme. (…) (Il finira par dire que) le pôle de l’humain de nature est complètement étranger au langage, que ça n’a rien à voir, que c’est de l’Aconscient, se démarquant là de l’inconscient de Freud. Ce pôle complètement hors langage n’est cependant pas hors écriture, mais c’est une écriture d’avant l’écrit. (…) (cette) théorie sur ceux qui ne parlent pas s’adresse en fait à ceux qui parlent et donc reçoit d’eux son message. Mais permet-elle vraiment d’appréhender la vérité de ceux qui ne parlent pas, qui sont dans « la vacance du langage » ? » ((Erik PORGE, « Fernand Deligny, un style de vie avec les autistes Y être entre les lignes », Enfances & Psy 2010/3 (n° 48), pages 130 à 136 )).
Marie Allione : « Pour Deligny ces enfants sont des prématurés sociaux plus aptes au « nous » qu’au « je », le « nous » c’est l’irréductible de l’espèce, référé à un inconscient qui n’est pas structuré comme un langage. Ce « nous », ce « corps commun » est son espace de recherche, mais ce n’est pas le social, c’est quelque chose de primordial. »
Deligny établit des cartes du hameau qu’il habite avec les autistes et ses « assistants ». Ces planches de dessins rendent compte des trajets des enfants, il appelle ces traces « les lignes d’erre »: « Tracer au lieu de nommer et d’interpréter. Puisqu’on ne sait pas ce qu’ils veulent et que réclamer d’eux une réponse sur le terrain du « vouloir » constitue manifestement une violence à leur encontre. Regardons ce qu’ils font. Regardons-les indirectement, au travers de leurs trajets, au lieu de leur imposer le face-à-face intersubjectif. Peu à peu quelque chose d’autre se voit. (…) Révélation progressive de la constellation des « agirs » jusque-là masquée par la lumière aveuglante du langage intentionnel si bien intentionné, repérage des « chevêtres », à l’intersection de ces deux mondes (adultes et enfants autistes) qui se côtoient sans se voir. » ((Bertrand OGILVIE, « Vivre entre les lignes », in Fernand Deligny L’Arachnéen et autre textes, L’Arachnéen, 2008, p 247)).
Marie Allione : « Deligny pose une sorte d’interdit de la parole et du regard parce que l’autre ne doit pas être parlé. Le territoire est un refuge où les enfants sont à l’abri de la parole. C’est un territoire de résistance car ce sont les effets de la parole qui enferment les enfants. Il s’agit de permettre à un enfant d’exister en dehors de la parole instituée. Deligny ne supportait pas la litanie du sens à une époque où il y a eu effectivement des excès… ((Pour Marie Allione, on ne s’adresse pas directement à un enfant autiste, tous les soignants et les parents le constatent, ces enfants sont fermés au langage, l’adresse directe leur fait violence et donc nous devons adapter notre façon de leur parler : à voix basse, à la cantonade, en chantonnant, à la troisième personne avec le prénom (jamais le « tu »), etc… La voix sa musicalité et son rythme, sa prosodie peuvent les aider à se familiariser avec le langage. Et lorsqu’ils commencent à parler, c’est une conquête et leur devenir est nettement plus favorable, en particulier pour les apprentissages cognitifs et les relations sociales.))
Deligny est à l’origine du développement des lieux de vie un peu partout en France, lieux de vie qui ont rendu de grands services aux enfants, qui trouvaient difficilement une place en institution, et à leurs parents. Pourtant, dès le milieu des années soixante-dix, le nombre d’enfants autistes pris en charge dans le réseau des Cévennes se réduit, l’intérêt pour l’expérience de Deligny et ses ouvrages déclinent. C’est l’époque du retour à l’ordre, mais c’est aussi le début de recherches cliniques sur l’autisme et la mise en place de nouvelles stratégies thérapeutiques. C’est dans ce contexte que Renaud Victor, cinéaste, militant et habitué de Monoblet commence le tournage de Ce gamin-là. Le tournage s’éternise et l’argent manque, aussi Deligny sollicite l’aide de François Truffaut qui prépare son film L’enfant sauvage. Intéressé, il prend en charge la production du film de Victor par l’intermédiaire de sa société de production : Les films du Carrosse. Truffaut ne veut pas d’un film « poétique », il veut qu’on comprenne : il fait raccourcir le film, impose des coupes et exige que Deligny enregistre un commentaire en voix off. ((Marie Allione : « On parle peu du fait que Deligny est venu dans les Cévennes avec sa compagne Josée Manenti, c’est elle qui connaissait les milieux du cinéma, c’est elle qui a investi de l’argent dans le « lieu de vie ». Elle était fille d’une famille lyonnaise de soyeux (industrie de la soie). Elle a réalisé en grande partie l’autre film de Deligny : Le moindre geste (1971). Deligny et Manenti, comme Bernard Durey, se sont séparés sur l’enjeu du thérapeutique. Manenti est ensuite allée travailler à la Borde avec Oury. Elle est devenue psychanalyste au CFRP.)). Le film sort en janvier 1976, les critiques de cinéma salue « la beauté formelle » du film tandis que les réactions des professionnels sont plus mitigées ((Lire le passage de l’article de Sandra Alvarez de Toledo consacré au film dans « Fernand Deligny Œuvres », L’Arachnéen, Paris, 2017, p 1037)). Les années passent et les projections du film se font rares jusqu’à ce que les éditions Montparnasse prennent l’initiative de rééditer des œuvres cinématographiques autour de Deligny et son expérience en trois DVD. ((« Le cinéma de Fernand Deligny » Editions Montparnasse.)).
C’est peu dire que la manière de Deligny n’est plus d’actualité pour les soignants d’aujourd’hui, des méthodes et des thérapies nouvelles sont envisagées avec succès, de nouvelles pistes des recherches voient le jour, les psychanalystes se sont mis au travail pour tenter d’apporter une réponse à l’énigme de l’autisme. Parmi eux, Marie-Christine Laznik élabore une hypothèse féconde, celle d’un troisième temps de la pulsion qui ne se bouclerait pas chez l’enfant autiste ; le bébé à risque autistique ne s’offre pas au plaisir de son autre, de sa mère en particulier.
Pour Graciela C. Crespin, les troubles du spectre autistique sont pensées comme « l’absence d’un lien primordial à l’autre » et les symptômes autistiques : évitement, absence de relation, intérêts restreints et répétitifs et agrippement sont analysés « comme une organisation qui se mettrait en place secondairement à l’absence de lien significatif à l’autre humain et social. » Les différentes approches pour soigner l’autisme, qu’elles soient comportementalistes, cognitivistes ou d’inspiration analytique « relèvent jusqu’à nouvel ordre, d’une modification de la réponse environnementale » ((Graciela C. CRESPIN, Traitements des troubles du spectre autistique, Erès, 2013, Toulouse, p 39 et p 111.)).
A l’inverse de la manière d’agir de Fernand Deligny, les psychanalystes qui aujourd’hui travaillent avec l’autisme, soutiennent « qu’il faut aller chercher ces enfants dans leur retranchement, qu’il est possible de leur parler et de les familiariser à notre voix et à nos mots et de s’adapter à leur capacité à recevoir nos messages. La position des soignants, des thérapeutes est une position active. La plupart des enfants pris en soin autour de l’âge de deux ans se mettent à parler ce qui favorise leur développement intellectuel et cognitif, mais aussi leur développement psychoaffectif. Contrairement à ce qu’écrit Deligny, le langage humanise et permet de s’insérer dans la vie sociale. Ce point de vue théorique différent sur « l’autisme et le langage » modifie la manière dont on pense les lieux de vie et d’accueil des enfants autistes, il est n’est plus possible de rester dans le refus de tout lien avec la société, de tout contrôle, de tout financement public et d’ignorer les autres manières de soigner. Au contraire, tout est fait pour favoriser les partenariats, la multidisciplinarité et l’inclusion scolaire dans les prises en charge de ces enfants. » ((Marie Allione)).
Le film de Bernard Richard : Les enfants de la rose verte (2014) illustre cette articulation entre le soin et la pédagogie. Il a été conçu pour témoigner des soins en hôpital de jour. Leurs pratiques institutionnelles sont menacées au profit des rééducations comportementales exclusives, pourtant la pédopsychiatrie a évolué vers l’intégration de différentes approches, elle est multi-référentielles. Des partenariats entre institutions et thérapeutes permettent d’adapter au cas par cas les besoins de rééducation, d’éducation, de soins et d’enseignement pour chaque enfant. ((Les enfants de la rose verte documentaire sur l’hôpital de jour d’Alès dirigé par Marie Allione a fait l’objet d’un article dans cinepsy.))