Girl

Lukas Dhont

Avec Victor Polster (Lara), Arieh Worthalter (Mathias, le père), Oliver Bodart (Milo, le frère)

Couleurs - 2018 - DVD

L'intrigue

Lara, 15 ans, rêve de devenir danseuse étoile. Avec le soutien de son père, elle se lance à corps perdu dans cette quête d’absolu. Mais ce corps ne se plie pas si facilement à la discipline que lui impose Lara, car celle-ci est née garçon.

  • Affiche: Girl

  • Victor Polster (Lara)

  • Victor Polster (Lara)

  • Victor Polster (Lara) (à droite)

  • Lukas Dhont et Victor Polster

  • Victor Polster

  • Victor Polster

  • Victor Polster (Lara)

  • Victor Polster (Lara)

  • Lukas Dhont

Face à face

Girl a été discuté par Sophie Mendelsohn lors d’une séance de cinepsy à Paris le lundi 14 octobre 2019. Sophie Mendelsohn a écrit un article intitulé « La clinique trans. » qui sera publié dans la revue : La Clinique Lacanienne.

Girl a été récompensé par la caméra d’or et la « Queer Palm » à Cannes en 2018. Ce film construit et complexe met en scène le destin d’un transsexuel. Il a été réalisé par Lukas Dhont, dont c’est le premier long-métrage. La plupart des films sur les transsexuels racontent les difficultés rencontrées par un personnage qui revendique un genre différent de son sexe de naissance et se bat contre son entourage ; sa famille, les médecins, les psys, l’école, les institutions qui, en général, s’opposent et résistent. Dhont a pris le contre-pied de cette réalité et il met en scène le combat d’un jeune transsexuel « en cours de réassignation » ((Pendant le processus de changement de sexe, c’est à dire pendant le traitement hormonal et avant l’opération chirurgicale)) « avec le moins de conflit possible avec le monde autour de lui » ((Interview de Lukas Dhont par Emmanuel Raspiengeas dans Positif n° 692.)). Son père, son psy, les médecins, son école prennent en compte sa demande de changement de sexe sans s’y opposer et l’acceptent. Le postulat du film posé par Dhont est le suivant :  « Qu’est-ce que ça donne si on évite tous les conflits autour et qu’on se focalise sur ce personnage ? » ((ibid)). Le film devient le récit du combat d’une femme en lutte contre son propre corps qui « ne correspond pas à l’idée qu’elle se fait d’un corps féminin » ((ibid)). Lara est en quête d’une image idéale et encore virtuelle d’elle-même qu’elle pense obtenir au terme du processus de réassignation. Mais elle est impatiente et ne supporte plus sa poitrine plate, son pénis et ses épaules carrées. Le fil narratif du film repose entièrement sur la tension imposée par cette situation : Son entourage considère qu’elle est une femme alors que Lara habite un corps qu’elle ne reconnaît pas. Cette différence de point de vue ((Dhont, pendant l’interview de Positif parle de « non-dit » à propos des relations entre Lara et son père, mais s’agit-il vraiment « non-dit » ?  Il s’agirait plutôt d’un « non-vu ».)) entre Lara et son entourage crée une tension et génère une angoisse qui ne cessent de croître.
Sophie Mendelsohn dans l’article cité plus haut, évoque cette différence de point de vue et rappelle que Lacan a évoqué la possibilité d’une non reconnaissance de sa propre image au moment de ce qu’il appelle le stade du miroir : opération de reconnaissance de la reconnaissance de soi dans l’image du miroir décrit par Wallon et reprise pas Lacan ; évènement jubilatoire qui survient chez la plupart des enfants entre 6 et 12 mois, au cours duquel le sujet émerge, il se sépare des objets qui l’environnent, ces objets qui étaient auparavant indifférenciés de lui-même, pour se reconnaitre dans l’image renvoyée par le miroir et passer ainsi du « même » au « pareil ». Cette opération dite symbolique marque un commencement pour l’enfant et inaugure un rapport au monde singulier, radicalement différent de la situation antérieure ; rapport qui est le propre des humains et dont la caractéristique principale consiste à se retrouver, à se voir dans l’autre (alter ego), autrement dit à s’identifier. ((Lacan fait remarquer dans son séminaire que sa chienne ne se voyait pas en lui et était infailliblement capable de le reconnaître quand bien même il se cachait ou se déguisait, elle ne confondait jamais le « pareil » et le « même ».)) D’après Lacan, cette identification du « même » au « pareil » est une tromperie qui repose sur une illusion, mais cette illusion est nécessaire pour qu’un « rapport » avec ses semblables soit possible. Sans cette opération qui nous fait passer du signe ((Signe dans le sens d’un panneau indicateur et non le signe linguistique de Saussure)) au symbole, impossible de « s’y retrouver » au sens propre du terme dans les objets du monde. Cette opération « symbolique », dite du stade du miroir, se passe sous le regard d’un adulte, d’un parent, qui nomme l’enfant par son prénom et dit : « Oui, Jeanne ou Paul, c’est bien toi, que tu vois dans le miroir », cette nomination, non seulement indexe l’image au moi par le prénom (et fait du signe un symbole), mais valide et rend l’opération reproductible. Sans cette opération, les choses pèsent de tout leur poids de réel et les images des objets qui nous parviennent par le regard n’accèdent pas au statut de symbole, le symbole étant ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, le représentant de la représentation, en quelque sorte. Cette opération (mythique et symbolique) deviendra la matrice, le modèle de toute celles qui vont suivre où il s’agira de se reconnaître dans un monde de langage et non d’objet. Ce « truc » que donne l’adulte à l’enfant en le nommant, cette manière de voir particulière qui fonctionne comme la clef de son nouveau rapport au monde et devient ce que Lacan définit comme le signifiant du signifiant ((J’insiste, il y a bien tromperie, ce que je vois dans le miroir, ce n’est pas moi, c’est mon image inversée, mais il est nécessaire que je m’y reconnaisse pour faire partie d’un monde de langage, différent d’un monde où les mots sont indexés aux objets comme dans un dictionnaire. Les choses ne sont pas uniquement que ce qu’elles sont, elles sont aussi ce qu’elles étaient, ce qu’elles seront ou ce que je veux qu’elles soient, ce à quoi on peut les associer, etc. Elles sont de tous les possibles par l’usage du signifiant (empreinte symbolique ou symbole) qui est la marque de notre pouvoir sur les objets du monde.)). Il arrive, et c’est l’hypothèse de Mendelsohn, que cet accrochage mythique entre l’image du corps, le moi par le nom (prénom) se fasse en l’absence du regard (ou de la présence ?) de l’adulte et dans ce cas, ce nouage, cette « agrafage », ce poinçonnage de l’image et du moi ne tient pas et menace sans cesse de se défaire. N’est-ce pas ce qui arrive à Lara quand elle ne se reconnaît pas dans l’image renvoyée par le miroir ?  Ou quand, à la moindre interrogation sur son identité : « qui es-tu ? » ; le nouage se défait et l’image se détache du corps ? Quand par exemple, la collègue de Lara la provoque pendant une séance de bizutage et lui dit : « Tu es une femme ? Ok ! On te croit puisque tu le dis, mais montre-nous ce que tu as entre les jambes. ». La partie de son corps qu’elle cache et dont elle veut se séparer, devient le signe, la marque de sa différence et fait vaciller le sentiment qu’elle a d’être une femme. Lara pourrait très bien répondre : « je suis une femme avec un pénis », ou « ce pénis n’est rien en regard de ce que je suis », mais elle vacille dans son être confrontée à cette différence qui fait sens et avec laquelle elle ne peut jouer, dans le sens du jeu que permet le signifiant. Elle reste dans le monde du même sans possibilité de basculer dans celui du pareil.
Le film a été bien accueilli par le public et la presse, mais il n’a pas fait l’unanimité. Les critiques les plus virulentes viennent du milieu trans : Cathy Brennan, critique au British film institut : « La façon dont Dhont traite de la transidentité est tellement centrée sur l’appareil génital qu’il n’éclaire aucun aspect psychologique. Ce film perpétue tous les clichés cisnormatifs. » Pour la journaliste et militante Hélène Hazera : « Cette vision dans le film ne correspond absolument pas à la réalité des personnes trans. » Pour elle, le film est « bito-centré » en raison de la fascination voyeuriste du réalisateur autour du corps de Lara et de son pénis.
L’espèce humaine a été longtemps confondu avec l’homme, les femmes étant reléguées à un mode d’existence secondaire, relatif et conditionné. Si être une femme ou être un homme est une construction sociale, historique et politique, il convient de discuter les effets et les conséquences de cette binarité et de ne pas s’en tenir aux apparences. Ceux qui se désignent comme transgenres souhaitent pousser le débat et leurs revendications plus avant, (le préfixe « trans » signifie « au-delà »). Ils revendiquent une « identité de genre » autonome, spécifique et singulière qu’ils souhaitent affranchie de la binarité des sexe homme/femme et donc radicalement différente de celle des cisgenres ; ceux pour qui l’identité de genre et la même que celui de leur sexe de naissance (cisgenre : le préfixe « cis » signifie « du même côté »).
Le rapport resté si longtemps énigmatique entre sexe et genre est-il ainsi dépassé, voir congédié ? Existe-t-il encore un rapport entre être née femelle et devenir une femme, entre être né mâle et devenir un homme ? Il subsiste, sans doute, mais ce que l’on appelle « l’identité sexuelle » fonctionne, d’après Lacan comme un leurre, il l’imagine comme une peau tendue sur le bâti de bois d’un bouclier détaché du corps, utilisé dans la mise à mort et la copulation ((En 1964, à l’époque du séminaire sur « Les quatre concepts », Lacan ne parle pas de « l’identité de genre », concept qui émergera en 1968 avec Stoller et son étude révolutionnaire sur les intersexués. Il ne parle pas non plus d’ « identité sexuelle » ou même d’« identité sexuée », il évoque « ce fait qu’il y a quelque chose qui instaure une fracture, une bipartition, une schize de l’être à quoi celui-ci s’accommode, dès la nature ».  Il ajoute : « C’est ce qui entre en jeu, manifestement, aussi bien dans l’union sexuelle que dans la lutte à mort. L’être s’y décompose, d’une façon sensationnelle entre son être et son semblant, entre lui-même et ce tigre de papier qu’il offre à voir (…) L’être donne de lui, ou il reçoit de l’autre, quelque chose qui est masque, double, enveloppe, peau détachée, détachée pour couvrir le bâti d’un bouclier. C’est par cette forme séparée de lui-même que l’être entre en jeu dans ses effets de vie et de mort, et on peut dire que c’est à l‘aide de cette doublure de l’autre, ou de soi-même, que se réalise la conjonction d’où procède le renouvellement des êtres dans la reproduction. (…) Le leurre joue ici une fonction essentielle. Jacques LACAN, « Les quatre concepts de la psychanalyse », Seuil, p 98.)) tandis que Judith Butler l’imagine plus simplement comme un vêtement que l’on choisit le matin dans sa garde-robe pour se vêtir d’une identité. Dans ces deux cas, l’anatomie joue encore un rôle dans le choix de notre identité sexuelle, mais elle n’est plus, contrairement à ce qu’écrivait Freud, notre destin.