Paris is burning

Jennie Livingston

Avec des travestis new-yorkais

Couleurs - 1990

L'intrigue

Jennie Livingston suit et interviewe des travestis new-yorkais qui se retrouvent et s’affrontent dans des concours de beauté.

  • Jennie Livingston

Le genre comme marcarade

Le livre d’Anne-Emmanuelle Berger, Le grand théâtre du genre ((Anne-Emmanuelle BERGER, Le grand théâtre du genre, Belin, 2013)) qui m’a servi de guide pour la rédaction de cet article.

Le film de Jennie Livingston Paris is burning ((Le film : Paris is burning est disponible sur youtube et sur Netflix)) est un documentaire sorti en 1990 et tourné à la fin des années 80. Dans ce film on suit les aventures d’un certain nombre de « drag queens » afro-américaines ou d’origine espagnole de Harlem qui organisent des « bals », c’est à dire des compétitions, des concours de beauté. Il s’agit principalement de travestis « gay », d’hommes déguisés en femme, qui s’affrontent pour le prestige au cours de véritables « combats de beauté ». Les « drags » défilent devant un public et gagnent des trophées. Ils sont organisés en « maisons » concurrentes, des « gang de gays » d’après leurs dires, qui sont dirigés par des « mères », c’est à dire des travestis aînés. Ces « drags » sont pour la plupart des enfants de la rue, des gays sans parents ou qui ont été rejetés par leur famille du fait de leur homosexualité et qui trouvent dans ces « maisons » l’équivalent d’une famille d’adoption. Cette dimension est importante la famille étant le lieu de construction de la norme hétérosexuelle d’après Foucault.
Ces « bals » existent depuis les années soixante, mais ont changé au cours du temps. A la fin des année 80, les drags n’imitent pas que des femmes, certains se travestissent en homme, en militaire, en cadre supérieur, en lycéen de collège huppé, en femme élégante des années 80, en mannequin de Paris ou en personnage de la série « Dynasty »…
Les travestis mettent en scène leurs fantasmes d’être femme ou d’être blanc, riche, star, etc. Je cite un participant : Dans la vie, tu ne peux pas trouver de boulot de cadre, à moins que tu n’aies reçu une bonne éducation et les opportunités. Si tu n’es pas un cadre, c’est à cause des divisions sociales. C’est dur pour les noirs de s’en sortir et ceux qui s’en sortent sont généralement hétéros. Dans la salle de « bal » tu peux être ce que tu veux. Tu peux être qui tu veux. Tu n’es pas vraiment un cadre, mais tu ressembles à un cadre. La plupart des personnes qui témoignent dans Paris is burning sont des pauvres, noirs ou latinos, qui travaillent le plus souvent dans la prostitution et qui ont des destins tragiques. Pourquoi un film sur des gens à la marge et sur des pratiques et des occupations aussi hors norme ? Ce que décrit le film, de manière originale, c’est le processus appelé « identification au type idéal d’un sexe », celui qui fait que chacun de nous se range sous la bannière d’un genre (féminin ou masculin). Ce processus est à l’œuvre au sein de la famille et il sert d’outil de construction sociale et d’opérateur de mise aux normes. L’hypothèse de Lévi-Strauss, dans son article sur « La famille » ((Claude LEVI-STRAUSS, « la famille » dans Le regard éloigné, Plon, 1983)). C’est que ce processus d’ « identification au type idéal de son sexe » a une origine historique. Il procède de la division du travail selon les sexes du fait que les hommes et des femmes sont rendus dépendants l’un de l’autre pour leur subsistance ce qui rend l’hétérosexualité obligatoire au sein de la famille.
Le concept d’« identification au type idéal d’un sexe », sera repris par Lacan : il s’agit de masquer ce que l’on a ou que l’on n’a pas, pour paraître ce que l’on n’est pas ou ce qu’on n’a pas, (le phallus est toujours voilé). C’est en ce sens que la logique des drags et la logique des genres sont identiques. C’est d’ailleurs ce qui intéresse Butler pour qui le processus qui consiste à se ranger sous « la bannière d’un genre » et ce quelque soit son sexe, relève de la même logique que celle du transvestisme.
Il est sans doute utile de revenir brièvement au contexte du film Paris is burning. Nous sommes à la fin des années 80, c’est la fin de la deuxième vague du féminisme qui débute en 1949, date de publication du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir. Aux Etats-Unis, c’est la présidence de Ronald Reagan, (1981-1989), puis de George W. Bush (1989-1993), marque du retour à un libéralisme agressif qui vient marquer la fin de l’embellie des années 70. On repère cette transition au cinéma, en observant la filmographie de Scorsese par exemple. On passe d’un cinéma de recherche, introspectif, et « bricolé » à la fabrique de « blockbusters » et à un cinéma de divertissement à caractère commercial conçus pour faire de l’audience ((Ce qui ne signifie que Scorsese cesse de faire de bons films, mais simplement que « Casino » ne procède pas de la même méthode de création et de fabrication que les films de la période qui précède. On passe de « La valse des pantins » (1983) et d’« After Hours » (1985) à « Les nerfs à vif » (1991) et « Casino» (1995). Le cinéma américain dans son ensemble, cesse de lorgner du côté de l’Europe et on assiste à un mouvement de fermeture de l’Amérique sur elle-même.))
Le discours de certaines féministes américaines suit ce mouvement et prend une tonalité ouvertement réactionnaire. Parmi ces féministes, Janice Raymond publie en 1979 L’empire transsexuel ((Janice RAYMOND, L’empire transsexuel, Seuil, 1981)). Elle y dénonce l’irruption des transsexuels dans le milieu des lesbiennes féministes et critique ces hommes bricolés en femmes par la médecine qui viennent contester la légitimité des femmes biologiques ((Dans son ouvrage, A.E. Berger ne fait pas référence et ne cite pas les travaux de Janice Raymond.)) Raymond y voit une manipulation des hommes, une conspiration de la « pharmacocratie » contre les femmes et l’expression d’une nouvelle religion au service de l’ordre phallocratique et du patriarcat. La question de Raymond est celle de la place à donner aux transsexuels. Je cite : En dernier ressort les femmes doivent se demander si les transsexuels lesbiens féministe font vraiment partie de leurs rangs. Sont-ils nos égaux ? (…) Egalité dans le sens de « similitude de qualité de nature et de statut » et de « capacité de remplir les exigences d’une situation ou d’une tâche à accomplir ». Dans ce sens les transsexuels ne sont pas les égaux des femmes et ils ne font pas partie de nos rangs. Ils ne sont pas nos égaux en « qualité, nature et statut » et ils n’ont pas la « capacité de remplir les exigences de la situation » qui est celle des femmes qui toute leur vie ont-été, et sont des femmes ((ibid p150)).
Elle termine son ouvrage par ces mots : En soi, le transsexualisme constitue davantage une question d’ordre fondamentalement moral qu’une réponse médicotechnique. J’affirme que le meilleur service à rendre au transsexualisme et de décréter moralement son inexistence ((Ibid p. 213)). Raymond crie au complot contre les femmes et pour elle, ce qui caractérise la femme, c’est qu’elle soit née « femelle ».
Les sciences humaines soutiennent que toute organisation sociale est une construction. Les rapports entre les sexes en ce qu’ils ont de réglé, sont une construction. Par conséquent « la féminité » ne découle pas de la biologie. Fleiss, Weininger, puis Freud et à leur suite, Joan Rivière, Simone de Beauvoir et Lacan avant Judith Butler ont avancé une conception de la « féminité » comme assemblage, mascarade, comme mime, mythe, travestissement, comédie et performance. C’est ce mouvement de pensée et cette exigence que poursuivent et actualisent certaines études de genre.
Judith Butler voit le film de Jennie Livingston en 1990. Elle y trouve la confirmation de ce qu’elle élabore dans ses écrits. Butler s’inscrit dans le sillage de Michel Foucault. D’après A.E. Berger, elle lui emprunte son lexique et ses outils conceptuels (la discipline, la production, la norme, les idéaux régulateurs). Elle lit aussi Derrida. Ce qui l’intéresse chez Derrida, c’est : Une certaine attitude intellectuelle faite de prudence face aux questions traitées, de procédures telles que l’interrogation systématique des constructions binaires, ou encore du soupçon que la clôture d’un système (qu’il soit culturel, politique ou théorique) ne peut être décrite, pensée sinon percée, qu’en posant la question de ce que sa constitution exclut ou refoule.
C’est à une militante lesbienne qui a publié dans les années 80, Esther Newton, que Butler emprunte « sa conception du genre comme performance et imitation d’un idéal normatif ». ((Ibid p. 40)) Butler écrit à propos de Esther Newton : Esther Newton développe l’idée que le travestissement n’est pas l’imitation et la copie d’un vrai genre originaire ; le travestissement est la structure même de l’usurpation d’identité par laquelle tout genre s’assume. Le travestissement ne consiste pas à endosser un genre qui appartient en propre à un autre groupe ; il n’est pas un acte d’expropriation ou d’appropriation qui présume que ce genre est la propriété légitime du sexe, que le « masculin » relève du « mâle » et le « féminin » du « femelle ». Il n’y a pas de genre plus « propre » à un sexe qu’a l’autre et qui serait propriété culturelle de ce sexe (…) Le travestissement constitue la voie mondaine par laquelle les genres s’approprient, se théâtralisent, s’endossent, se fabriquent ; toute mise en genre est une sorte d’usurpation, d’approximation. Si ceci est vrai, le travestissement n’imite aucun original, aucun genre primaire, mais le genre est une sorte d’imitation qui ne renvoient à aucun original ; de fait il s’agit d’une imitation qui produit la notion même d’original comme effet et conséquence de cette imitation (( Cité par A.E. Berger : Judith BUTLER « imitation et insubordination du genre » dans Marché au sexe, EPEL, 2001, page 154)).
La démonstration de Butler est en rupture de l’interprétation freudienne de la différence sexuelle comme dissymétrie des positions symboliques en rapport avec la castration et pour qui la féminité est en lien avec une position inconsciente, celle du « manque » et serait le lieu de l’irreprésentable comme tel. Butler au contraire, part du constat de la « visibilité sociale » du féminin, du caractère spectaculaire de la dualité masculin/féminin et de sa mise en scène par le travesti.
Cette conception n’est pas différente de ce qu’affirme Lacan en 1964, dans le séminaire Les quatre concepts, preuve que Lacan est capable de changer de méthode, voire de paradigme quand celui-ci n’arrive pas à cerner la constitution différentielle, sinon oppositionnelle et hiérarchique, du féminin et du masculin .
Berger cite le passage où Lacan développe une théorie générale de la mascarade. Cette mascarade, qui pour Lacan concerne les deux genres et s’inscrit sous le chef général du mimétisme. Notons que Lacan emprunte le vif de sa démonstration au travail de Caillois sur le mimétisme et le travesti ((Caillois va au-delà de Lacan et Butler dans sa définition du travesti : « Il existe bien dans le monde des vivants une loi du déguisement pur, un entraînement à se faire passer pour autrui, clairement attesté, indiscutable et qui n’est nullement réductible à quelque nécessité biologique dérivant de la concurrence des espèces ou de la sélection naturelle. Le mécanisme demeure sans doute énigmatique. » Roger CALLOIS, Méduse et Cie, Gallimard, 1960, p 98 et 99)). D’après Lacan : C’est ce qui entre en jeu, manifestement, aussi bien dans l’union sexuelle que dans la lutte à mort. L’être s’y décompose, d’une façon sensationnelle entre son être et son semblant, entre lui-même et ce tigre de papier qu’il offre à voir (…) L’être donne de lui, ou il reçoit de l’autre, quelque chose qui est masque, double, enveloppe, peau détachée, détachée pour couvrir le bâti d’un bouclier. C’est par cette forme séparée de lui-même que l’être entre en jeu dans ses effets de vie et de mort, et on peut dire que c’est à l‘aide de cette doublure de l’autre, ou de soi-même, que se réalise la conjonction d’où procède le renouvellement des êtres dans la reproduction. (…) Le leurre joue ici une fonction essentielle. (…) Ce n’est pas autre chose qui nous saisit au niveau même de l’expérience clinique lorsque par rapport à ce qu’on pourrait imaginer de l’attraction à l’autre pôle comme conjoignant le masculin ou féminin, nous appréhendons la prévalence de ce qui se présente comme le travesti. Sans aucun doute, c’est par l’intermédiaire des masques que le masculin le féminin se rencontrent de la façon la plus aiguë la plus brûlante ((Cité par A.E. Berger : Jacques LACAN, Les quatre concepts de la psychanalyse, Seuil, p 98 et 99))
Les masques sont des intermédiaires qui permettent la rencontre tandis que les corps et la chair ne sont que des supports. Le « féminin » et le « masculin » sont des masques, des leurres, c’est ce que révèle le travesti.
Pour Anne Emmanuelle Berger : La performance, le mot « performance » dit aussi, la tension vers la perfection, vers le parfaire d’un « faire » (comme si). En ce sens, la performance est toujours déjà sinon hyperbolique, du moins hyperbolisolante, (…) comme un usage de mouvements et de gestes exagérés et surjoués. De même Butler voit-elle dans l’hyperbole un indice de théâtralité. A l’instar de Lacan, elle repère cette tendance à l’hyperbole théâtrale, (…) dans les relations hétérosexuelles ordinaires qui en fournissent le modèle, sinon la clé. Elle y voit en effet le signe que ce que vise en le mimant la performance de genre (et le genre comme performance) est un idéal inatteignable, une forme ou un type sinon « plus vrai » du moins « plus parfait que nature ». L’hyperbole témoigne de la distance infinie qui sépare le « performeur » de son idéal en même temps qu’elle est l’instrument – la voie est le trope – de son franchissement. La figuration hyperbolique signale donc à la fois et au même moment le succès et la faillite de la performance de genre. D’où son caractère ambivalent et l’ambiguïté de ses effets. Magnification ou caricature, plus l’hyperbole est manifeste, plus elle donne à voir la proximité dangereuse est renversante de ces contraires apparents que sont l’idéalisation et l’abjection. On sait le parti que des écrivains comme Jean Genet mais aussi Marcel Proust en ont tiré. ((Anne-Emmanuelle BERGER, Le grand théâtre du genre, Belin, 2013, p 44))