Cybèle ou les dimanches de Ville d’Avray

Serge Bourguignon

Avec Harry Kruger (Pierre), Patricia Gozzi (Cybèle/Françoise), Madeleine (Nicole Courcel)

Couleurs - 1962 - DVD

L'intrigue

Un ancien militaire de trente ans traumatisé par la guerre rencontre une jeune fille de onze ans ans que l’on conduit à l’orphelinat. Il se fait passer pour son père et noue avec elle une relation tendre, amoureuse et innocente jusqu’à ce que l’entourage et les adultes en dénoncent le scandale.

L’abus sexuel : Le réel et le fantasme

Qu’est-ce que l’abus sexuel sur mineur ? Parmi les nombreuses définitions disponibles sur internet, le site officiel senat.fr précise : « Toute utilisation du corps d’un enfant pour le plaisir d’une personne plus âgée que lui, quelles que soient les relations entre eux, et même sans contrainte ni violence » ((https://www.senat.fr/lc/lc21/lc210.html)).
Elisabeth Roudinesco dans les deux synthèses de référence qu’elle consacre à cette question ((Elisabeth Roudinesco, « La lettre de l’équinoxe », in Pourquoi la psychanalyse, Fayard, 1999, p 85 et « Inceste », in Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, Plon/seuil, ,2017, p 283 )) définit l’inceste et la pédophilie : L’inceste est prohibé et sanctionné dans la quasi-totalité des sociétés humaines. « Dans les démocraties modernes, les couples incestueux majeurs et consentants ne sont plus poursuivis par la loi puisque l’Etat n’intervient pas dans la vie privée des adultes. Mais l’interdit demeure dans la loi : les consanguins n’ont pas droit de se marier. » ((Elisabeth Roudinesco, Dictionnaire amoureux de la psychanalyse, Plon/Le Seuil, 2017, P 283 )) Elle ajoute : « Y a-t-il un bonheur possible dans la relation incestueuse ? Je ne le pense pas. L’inceste est forcément tragique » (( Ibid, p 286 )).
La pédophilie qualifie des rapports sexuels entre un adulte qui use de son pouvoir (réel ou imaginaire) pour abuser d’un mineur « réduit à une position passive ». Même si elle est consentie par le mineur, il s’agit au regard de la loi de séduction sous la contrainte ou sous influence.

Entre les années soixante et aujourd’hui, les films français abordent ou mettent en scène les rapports sexuels entre adultes et mineurs avec des points de vues différents et contradictoires. Alors que le thème de l’enfance malheureuse ou celui des sévices imposés au mineur est un thème majeur du cinéma français, celui de l’abus sexuel sur mineur apparait tardivement et secondairement au cinéma ou de manière contingente, comme par exemple dans Mouchette (1967) de Robert Bresson. L’héroïne est une adolescente timide et taciturne et les relations sexuelles qu’elle subit de la part de Monsieur Arsène s’ajoutent aux vicissitudes qui l’accablent. ((Nouvelle histoire de Mouchette (1937) roman de Georges Bernanos puis Mouchette (1967) le film de Robert Bresson)).
Serge Bourguignon avec Cybèle ou les dimanches de ville d’Avray (1962) aborde frontalement le thème des relations amoureuses entre un adulte et enfant : un ancien militaire âgé de 30 ans à la recherche de son identité, amnésique et traumatisé de guerre, rencontre une jeune fille de 11 ans abandonnée par son père et confiée à l’assistance publique. Se noue entre eux une relation d’amour dans l’ignorance du sexe sur le mode des héros du roman de Longus Daphnis et Chloé. Le film de Bourguignon est une ode poétique à la sexualité primaire (non génitale) décrite par Freud, ((Le regard sur cette relation d’amour est comparable à celui de Philippe Valois dans Nous étions un seul homme (1979).)), il ne parle que d’amour et l’acte sexuel n’est supposé que de manière allusive dans l’esprit malveillant des adultes. Ce récit poétique et désespéré des amours chastes de deux enfants perdus fait débat à sa sortie et tombe lentement dans l’oubli ((Seul Jean Tulard mentionne brièvement le film : Jean Tulard, Guide des films, col Bouquins, Robert Laffont, 1990, p 644 )), ignoré par une partie de la critique française le film est oscarisé aux Etats-Unis et doublement récompensé au festival de Venise. Ce premier récit original et sophistiqué apparait rétrospectivement d’une étonnante originalité. Lacan cite brièvement le film dans son séminaire ((Jacques Lacan, « séance du 30 janvier 1963 », Le séminaire, livre X, l’angoisse, Seuil, 2004, p 170)). Le regard de Bourguignon sur cette passion amoureuse « hors-sexe » entre deux êtres blessés, hors du temps et du monde, est si éloigné de l’abord actuel de l’amour entre adulte et enfant qui se focalise sur l’aspect sexuel (génital) et sur le traumatisme, qu’il est difficile aujourd’hui de regarder ce film sans arrière-pensée et avec une certaine méfiance. C’est sans doute ce qui rend ce film si étrange, singulier et original.
A la fin des années soixante logiquement et paradoxalement, c’est sous la forme de la (dé)négation que le thème des relations sexuelles entre adulte et enfant refait son apparition avec deux films d’André Cayatte. Il s’agit bien de la mise en cause d’adultes à propos de relations sexuelles avec des mineurs, mais les films de Cayatte dénoncent la cruauté et l’iniquité de l’accusation: Dans Les risques du métier (1967), un instituteur (Jacques Brel) est accusé injustement de pédophilie par plusieurs de ses élèves ((Un film récent de Thomas Vinterberg La chasse (2012) traite du même sujet.)) et dans Mourir d’aimer (1971) inspiré d’un fait divers, Danielle (Annie Girardot), professeure de Français/latin de 32 ans et Gérard, son élève de 17 ans s’aiment dans « l’atmosphère surchauffée de mai 68 », les parents de Gérard portent plainte, elle est condamnée et poussée au suicide.
Les deux films abordent la question des rapports sexuels entre adulte et mineur pour en déplorer l’absurde condamnation ; l’accusation est injustement portée dans le cas de l’instituteur joué par Brel et c’est la loi qui est injuste à propos du personnage joué par Annie Girardot, le mineur de 17 ans étant très proche de la majorité. Dans les deux cas, pas d’allusion ou de supposition, c’est bien de sexe entre adulte et mineur dont il s’agit. Avec Cayatte, le sexe entre adulte et mineur devient un sujet.
Dans la suite de mai 68 et du mouvement de libération sexuelle, c’est le récit d’un inceste heureux que met en scène Louis Malle dans Le souffle au coeur (1971) : Laurent, un adolescent de 14 ans, vit en province dans une famille très libre, il se rapproche de sa mère et ils ont des relations sexuelles. Malle cinéaste de la transgression présente l’inceste comme l’aboutissement d’une relation tendre qui trouve ainsi son terme. Dans son ouvrage sur l’enfance maltraitée, Léonard Shengold raconte le cas d’un de ses patients qui a eu, brièvement, des relations sexuelles avec sa mère et fait référence au film de Louis Malle. D’après Shengold dans ce cas très particulier : « l’inceste semble (paradoxalement) avoir aidé l’adolescent à satisfaire son besoin d’un désengagement progressif d’avec ses objets d’amour primaire » (( Léonard Shengold, Meurtre d’âme, le destin des enfants maltraités (1989), col. Le passé recomposé, Calmann Lévy, 1998, p 257, l’ouvrage de Shengold est cité par Elisabeth Roudinesco)). Il ne s’agit pas pour Shengold de faire l’apologie de l’inceste, mais d’aborder chaque patient dans sa singularité et d’éviter les généralisations.
A la fin des années soixante-dix, Bertrand Blier dans Préparez vos mouchoirs (1979) aborde le thème des relations sexuelles entre adultes et enfant sur le mode de la comédie de boulevard réactualisée : Raoul, le mari (Gérard Depardieu) et Stéphane, l’amant, (Patrick Dewaere) sont désemparés face à la tristesse de Solange (Carole Laure). Elle ne retrouve le sourire qu’en compagnie de Christian, un adolescent de 13 ans, dont elle tombe enceinte.
Fini de rire avec les années 90, changement de ton et d’ambiance avec quelques films européens et américains qui abordent de manière radicalement différente le même thème. Les relations sexuelles entre mineurs et adultes sont montrées comme une violence exercée par les adultes et un drame de l’enfance. L’abus sexuel révélé par Freud en 1895 et auquel il avait renoncé en 1897 fait un retour fracassant. On assiste à un changement de perspective ou de paradigme, c’est selon. Dans Festen (1998) de Thomas Vinterberg ; Christian profite d’une réunion familiale pour révéler publiquement qu’il a été violé par son père, ainsi que sa soeur contrainte au suicide. Il fait face au déni, au silence, à l’incrédulité, puis à la stupeur de ses proches. Todd Solondz dresse un portrait cynique et fielleux de la bourgeoisie américaine dans Happiness (1998) dans lequel un psychiatre pédophile répond aux questions de son fils de 11 ans qui lui demande si ce qu’on dit de lui en ville est vrai.
La brèche est ouverte et la parole se libère, au point que les films sur l’inceste, les abus sexuels sur mineur et les secrets de famille deviennent un genre à eux seuls. Depuis les années 2000, on ne compte plus les films sur ce thème. Les meilleurs d’entre eux ne sont plus construits seulement autour du scandale de l’aveu. La révélation de l’abus et du traumatisme sexuel ne constitue plus le seul ressort et l’acmé de l’intrigue. Il s’agit bien sûr de dénoncer les ravages de pratiques sexuelles subies par les mineurs, mais aussi et surtout de mettre à jour les conséquences de ces abus et d’en révéler les effets subjectifs. La mauvaise éducation (2004), Pedro Almodovar met en scène, dans un récit complexe où se mêlent plusieurs époques, la rencontre d’Ignacio avec un prêtre pédophile dans un internat à l’époque du franquisme. La vie d’Ignacio se brise sur le traumatisme, mais renait à l’époque de la movida et cet « accident » ou cette « rencontre » de hasard laisse une empreinte innommable, indélébile et mystérieuse.
Mysterious skin (2005), film de Gregg Araki réalisé d’après le roman éponyme de Scott Heim, raconte la vie de deux adolescents, Neil et Brian, qui ont été abusés sexuellement par leur entraineur de base-ball à l’âge de 8 ans. Devenus adultes, ils font le constat de leur vie fracassée, mais aussi modelée par cet abus : Neil travaille comme prostitué masculin à New-York et Brian est persuadé d’avoir été enlevé par les extraterrestres. Confrontés à l’énigme de cette rencontre, ils explorent une réalité traumatique refoulée qui a décidée de leur vie. Araki, sans dissimuler la violence des faits, évite les pièges du sensationnel et du spectaculaire, il parvient à mettre en scène un point de vue actuel de cette question.

L’abus sexuel : Le réel et le fantasme

Cet article est écrit à partir des deux articles de référence d’Elisabeth Roudinesco déjà cités :
Freud, écoutant ses premiers patients et patientes et devant l’abondance des récits d’abus sexuels subis dans l’enfance a tout d’abord élaboré une théorie dite « de la séduction » selon laquelle la névrose aurait pour origine un abus sexuel réel. (Cette théorie) s’appuie autant sur une réalité sociale que sur une évidence clinique ((Elisabeth Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse, Fayard, 1999, p 86)). Pourtant, Freud est forcé d’en convenir ; tous les pères ne sont pas des violeurs. Comment résoudre cette énigme ? Freud invente le concept de fantasme lié à la découverte de l’inconscient. Les patientes et les patients qui se confient à Freud ne mentent pas, il s’agit bien d’une vérité, mais d’une vérité fantasmatique qui n’est pas du même ordre que la réalité. Pourquoi cette pirouette et ce refus de considérer l’abus sexuel et le trauma, le simple récit des faits et pourquoi adopter une attitude qui semble suspicieuse vis à vis de la parole des patients ? Pour Freud, il ne s’agit pas de dévaluer la réalité et de nier les faits et les violences dont font part les patients, mais de prendre en considération la parole et le désir (inconscient) de ses patients. Pendant le travail avec ses patients, Freud ne leur demande pas de dire « ce qui s’est passé », mais « ce qui vient » (règle libre association). Quel rapport entre le désir du patient, son inconscient et l’abus sexuel diront-certains ? A l’écoute de ses patients, Freud met à jour un concept inconnu avant lui, celui de rétroaction ou d’après-coup (en Allemand « Nachträglichkeit »). De quoi s’agit-il ? Il n’est pas possible de réduire la conception psychanalytique de l’histoire d’un sujet à un déterminisme linéaire envisageant seulement l’action du passé sur le présent ((Jean Laplanche et Jean Baptiste Pontalis, « Vocabulaire de la psychanalyse », Quadrige, PUF, 1967, p 33)). Tout ne se joue pas avant six ans ou du moins tout ne se joue pas selon la vision simpliste d’un effet mécanique et direct du passé sur le présent. Bien sûr, incontestablement le passé agit, mais il ne s’agit pas du passé tel que nous nous le représentons au présent: du passé qui n’est plus là nous ne pouvons que constater les effets dans le présent. Ce dont font état les patients pendant le travail thérapeutique ne sont pas de souvenirs ou du « vécu », mais d’impressions et de « traces mnésiques » venues du passé qui sont remaniées dans l’actuel les plus souvent à l’occasion d’expériences nouvelles (par exemple, la puberté). Le passé ne sort pas de la bouche du patient comme « La vérité sort du puit » : ce qui a été vécu a d’abord été refoulé et réapparait principalement ce qui électivement, au moment où il a été vécu, n’a pu pleinement s’intégrer dans un contexte significatif. (…) les phénomènes que l’on rencontre en psychanalyse se situent sous le signe de la rétroactivité, voire de l’illusion rétroactive ((Jean Laplanche et Jean Baptiste Pontalis, « Vocabulaire de la psychanalyse », Quadrige, PUF, 1967, p 34)). Ce qui se passe dans le cabinet du psychanalyste n’est pas comparable au témoignage fait dans un commissariat de police ou à l’aveux du confessionnal. Il s’agit pour Freud de rompre autant avec la religion de l’aveux, de la confession qu’avec l’idéal scientiste de la sexologie ». (…) Il ne s’agit pas pour lui de juger le sexe ou de le rendre transparent ou spectaculaire, mais de le laisser s’exprimer de la manière la plus normale et le plus vraie. Car rien n’est plus étranger à la conception freudienne que l’idée selon laquelle la sexualité serait naturellement malsaine ((Elisabeth Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse, Fayard, 1999, p 88)). Le scandale, écrit Michel Foucault, ne réside pas en ceci que l’amour soit de nature ou d’origine sexuelle, ce qui avait été dit avant Freud, mais en ceci que, à travers la psychanalyse, l’amour, les rapports sociaux et les formes d’appartenance interhumaine apparaissent comme l’élément négatif de la sexualité en tant qu’elle est la positivité naturelle de l’homme ((Cité par Elisabeth Roudinesco, « Pourquoi la psychanalyse », p 89 : Michel Foucault, in « Dits et écrits, Volume 1 », (1957) « La recherche scientifique et la psychologie », Paris, Gallimard, 1994, page 153–154.)). Dès lors que faire ? Se désintéresser des séductions réelles au profit d’une surévaluation du fantasme. (Cette attitude) conduit à ne jamais s’occuper, dans les cures, des abus réels subis par les patients dans leur enfance ou leur vie présente. A l’opposé, nier l’existence du fantasme et se laisser fasciner par l’acte et le réel du traumatisme, c’est ignorer la dimension psychique de l’abus, réduire le patient à son statut de victime et le figer dans un déterminisme historique et chronologique, et fermer ainsi la voie d’une possible élaboration.
La troisième tendance, la seule à être conforme à la pensée psychanalytique et au simple bon sens, consiste à accepter à la fois l’existence du fantasme et celle du trauma lié à l’abus sexuels. Sur le plan clinique, un psychanalyste doit donc être capable de discerner les deux ordres de réalité, souvent enchevêtrées et de comprendre que les violences psychiques ou les tortures morales peuvent être ressenties comme aussi atroces que les abus sexuels. Autrement dit, la négation de l’ordre fantasmatique risque de provoquer une blessure aussi mutilante chez un sujet que la négation d’un abus réel ((ibib p 90 et 91)).