Nope

Jordan Peele

Avec Daniel Kaluuya (Otis, OJ), Keke Palmer (Emerald, Em), Steven Yeun (Ricly)

Couleurs - 2022 - VOD

L'intrigue

Otis et sa sœur Emerald ont hérité du ranch de leur père, un dresseur de chevaux réputé, qui travaillait pour la télévision et le cinéma. Ils vivent dans une vallée isolée proche de Los Angeles et poursuivent l’activité de dressage quand ils sont témoins de phénomènes étranges et surnaturels. Ils tentent de filmer pour comprendre.

Du père défiguré par Méduse à la négation représentable

David Chaouat exerce la psychanalyse à Massy. Il a présenté le film Nope de Jordan Peele aux rencontres de psychanalyse d’Ornans en juillet 2024.
Cinepsy vous propose un résumé de sa présentation.

Jordan Peele est né en 1979 à New York. C’est un cinéaste, acteur et scénariste reconnu pour sa capacité unique à fusionner l’horreur, la satire sociale et l’humour. Il est connu comme comédien dans la série de sketchs Key & Peele, qui aborde des thèmes sociaux et politiques à travers la comédie. C’est avec son premier film, Get Out (2017), que Peele a révélé son originalité dans l’utilisation du genre horrifique. Ce film explore les nuances du racisme contemporain en suivant l’histoire de Chris, un jeune Afro-Américain qui découvre les sinistres secrets de la famille de sa petite amie blanche. Un extrait de la critique des Inrocks : « “Tire-toi !” (get out!) Oui, mais pour aller où ? Il n’y a pas de refuge pour les descendants d’esclaves, ces étrangers dans leur propre pays, et il n’y en a jamais eu, pas davantage aujourd’hui qu’hier. Même l’esprit n’est plus un refuge. »
Get Out a été un succès critique et commercial, a reçu l’Oscar du meilleur scénario original. En 2019, Peele a poursuivi son exploration des peurs sociétales avec Us. Ce film d’horreur traite des dualités et des peurs sous-jacentes de l’identité américaine à travers l’histoire d’une famille confrontée à ses doubles maléfiques. Us utilise le motif du double d’une famille afro américaine, des doubles qui leur rendent visite, alors que sous terre existe un immense réseau de tunnels. Problématiques sociales et peurs plus ou moins spécifiques aux noirs américains, le film n’est pas vraiment réussi.

En 2022, est l’année de Nope, qui aborde des sujets tels que l’exploitation et la fascination pour le spectacle, racontant l’histoire de deux frères et sœurs confrontés à un phénomène mystérieux dans le ciel. Au sujet de ce dernier, il a pu déclarer : « Nope est une réflexion sur ce que nous sommes prêts à sacrifier pour la gloire et la reconnaissance. C’est un avertissement sur les dangers de notre époque où tout doit être capturé et partagé, et sur les conséquences de notre insatiable appétit pour le spectacle. » Peele parle de « la lutte pour préserver notre identité tout en naviguant dans un monde où tout est constamment enregistré et partagé. »
Au sujet du genre qu’il travaille : « L’horreur et la science-fiction sont des genres incroyablement puissants pour commenter la condition humaine. Ils nous permettent d’explorer des idées complexes et des vérités difficiles d’une manière accessible et engageante. Nope utilise ces genres pour poser des questions sur notre relation avec l’inconnu et notre besoin constant de contrôle. »
Déclarations banales qui indiquent que c’est à nous de faire le travail d’y comprendre quelque chose. Ce film est parsemé de très nombreux plans larges, il a été tourné en Imax (Un écran standard IMAX mesure 22 mètres de long et 16 mètres de haut, c’est dire l’importance que Peele accorde à l’expérience visuelle du spectateur pour ce film.), de la même façon il y a de très larges pistes d’interprétation et de compréhension, peut-être même un peu trop, avec l’impression que le film ratisse très large, ce qui nous permettra de discuter ensuite. J’en évoquerai quelques-unes rapidement et puis je resserrerai mon propos. D’ailleurs, face à la profondeur de l’espace et l’immensité, à la lumière éclatante et à toutes les notions que le film met en jeu, je vais plutôt fermer les yeux et commencer un parcours à tâtons et en spirale, on verra sur quel concept je me cognerai et on verra s’il est possible de prendre le vide (pas si vide) au piège.
Par exemple avec l’exergue du film que je vous rappelle : « je jetterai sur toi des impuretés, je t’avilirai, je te donnerai en spectacle » qui nous vient du prophète Nahum, qui prophétise contre Ninive, ville corrompue et corruptrice qui détourne et défait les intentions les plus sacrées et « pleine de mensonges », qui a perdu ses valeurs spirituelles… qui pourrait représenter Hollywood avec lequel le réalisateur règle ses comptes de manière à la fois anale et Debordienne, en nous indiquant, et nous allons tabler là dessus, la différence entre la prolifération d’images digitales qui ne voient rien et la pulsion scopique qui a besoin de lumière, qui se réalise dans une image qui nous regarde, que l’on peut voir même si nous ne la verrons jamais totalement.

Je me souviens lorsque mes enfants étaient jeunes et nous avions loué pour l’été dans un coin reculé de la Creuse, la nuit était parsemée de myriades d’étoiles dans un ciel si transparent qu’on aurait dit qu’il n’y avait pas d’air. Les enfants avaient six et quatre ans, la nuit venue nous allions avec eux dans le jardin et nous nous allongions. Leur saisissement joyeux mêlé de frayeur était un enchantement. Après de longs silences, des mains bien serrées les unes dans les autres pour ne pas tomber vers le haut, toutes les questions surgissaient, mais dans un chuchotement intimidé, comme si nous étions autant observés qu’observateurs, comme s’il ne fallait pas déranger le ciel… Mais c’était aussi le ciel du jour qu’ils ne regardaient plus de la même façon.
Une petite année plus tard ma fille composait un poème : « je tombe dans le fond profond de la vallée, allongée, je regarde les étoiles émerveillée. »

Dans Nope, il y a un ciel qui pourrait être merveilleux, mais ne l’est pas et il y a des chutes, aussi, vers le haut et vers le bas. Le ciel est un personnage, et il contient même un personnage. Le ciel est aussi un vide, un vide nietzschéen, un immense espace inoccupé de vapeurs et d’éther. Pourtant, c’est aussi un ciel prédateur qui nous regarde. Il va nous tuer, pour différentes raisons.
L’une d’entre elles pourrait la même que celle du conte des frères Grimm, Rumpelstilskin. Il nous tue précisément parce qu’on ne peut ni le voir, ni le regarder, ni le nommer.
On est bien, à cet endroit, à une intersection entre le cinéma d’un réalisateur noir et la mémoire traumatique : la prolifération hollywoodienne des images commerciales échouent à saisir les effets dans l’actuel des crimes du passé, échouent également à se saisir elles- mêmes comme partie intégrante de ses effets. Peut-être même, sans parler de crime, mais d’histoire tout simplement. Elles y sont aveugles, mais cela ne signifie pas qu’il n’y a rien à voir : l’éléphant est bien au milieu de la pièce, et c’est un éléphant qui devient dragon carnivore. À ce sujet, Françoise Davoine parle de mémoire retranchée. Ici, la Ninive–Hollywood se sert de son pouvoir de conviction pour dire aux consommateurs, qui de toute façon ne veulent rien en savoir, ce qui est au demeurant un des principes de la mémoire retranchée de Davoine, qu’il n’y a en effet rien à dire, rien à penser, ajoutant le désavœu au retranchement, dans une manœuvre perverse.

Le film s’appelle Nope, ce qui nous introduit d’emblée à la question de la négation. Alors « nope », c’est l’équivalent anglais de « nan », c’est-à-dire une manière familière de dire non, son contraire c’est « Yep ». La particularité de ce « nope » anglais ce qu’il est utilisable dans plusieurs nuances de discours, refus décontracté, refus déterminé, refus absolu c’est donc un mot à la modalité familière et spontanée mais qui balaie toutes les nuances du refus.
En 1925 Freud écrit un court texte clé qu’il intitule La Négation. Il y a cet exemple clinique qui illustre son propos, lorsque le patient dit : « vous demandez qui peut être cette personne dans le rêve. Ma mère, ce n’est pas elle. ». La négation, Verneinung, est un mécanisme par lequel une pensée ou un désir refoulé parvient à la conscience, mais en étant niée et attribuée à l’analyste. Autrement dit, le sujet reconnaît une pensée, mais la rejette simultanément. C’est une manière d’admettre intellectuellement le refoulé, la pensée qui le constitue, sans pour autant reconnaître que soi-même on n’en est constitué, effectivement c’est-à-dire affectivement.
On sait que la structure du sujet se distinguera justement par son rapport au manque originaire ou à la séparation primordiale qui structurera ensuite le désir et la subjectivité : négation (névrose), désaveu (perversion), forclusion (psychose). La forme que prendra la négation sera le marqueur de la division subjective d’un sujet face au manque à être. Ainsi, nier, c’est tenir à distance ce qui nous menace.
Alors, savoir et ne pas vouloir savoir. Reconnaître ou ne pas reconnaître. Admettre (affectivement) ou ne pas admettre. On voit que cela à faire avec une théorie de la connaissance, qui est en fait une théorie de la (re) connaissance.
Je cite quelques lignes du texte de Freud : « la fonction de jugement a pour l’essentiel deux décisions à prendre. Elle doit prononcer qu’une propriété est ou n’est pas à une chose, et elle doit concéder ou contester à une représentation l’existence dans la réalité. La propriété dont il doit être décidé pourrait originellement avoir été bonne ou mauvaise, utile ou nuisible. Exprimé dans le langage des motions pulsionnelles les plus anciennes, orales : cela je veux le manger ou bien je veux le cracher, et en poussant plus avant la traduction : cela je veux l’introduire en moi, et cela l’exclure de moi. Donc : ça doit être en moi ou bien hors de moi. Le moi–plaisir originel veut, comme je l’ai exposé ailleurs, s’introjecter tout le bon jeter loin de lui tout le mauvais. (…)
L’autre décision de la fonction de jugement, celle qui porte sur l’existence réelle d’une chose représentée, est un intérêt du moi–réel définitif qui se développe à partir du moi- plaisir initial (examen de réalité). Maintenant il ne s’agit plus de savoir si quelque chose de perçu (une chose) doit être accueilli ou non dans le moi, mais si quelque chose de présent dans le moi comme représentation peut aussi être retrouvée dans la perception (réalité). »

La sortie de l’anobjectalité se fait donc dans la haine (cf Freud, 1915). Elle débutera dans un mouvement d’expulsion radicale par un Moi qui ne peut admettre quelque lien avec cet objet recraché dont la massivité par rapport au Moi immature n’est que menace, angoisse et risque de dépendance.
Plus tard, l’apparition de la négation constituera un progrès, dans la mesure où le contenu autrefois recraché sera désormais partiellement admis au sein du moi. L’effet de cette admission est ambivalent, d’une part elle développe la fonction intellectuelle qui veut maîtriser l’objet dangereux, d’autre part ce développement se fait au prix d’une coupure d’avec l’affect.
Ainsi un élément menaçant, hétérogène pourrait être admis à ce double prix de la négation et du détachement de l’affect. « La reconnaissance intellectuelle d’un contenu l’éloigne donc de soi. » (M. David Ménard, Voc Eur des Philosophies). Mais je pense qu’il peut être un préalable à sa reconnaissance profonde suivant le principe de l’intégration du trauma par répétition.

Hétérogène et informe.
Sylvie Le Poulichet travaille le lien entre le traumatisme et l’informe, en travaillant comment les expériences traumatiques peuvent échapper à la symbolisation et rester non représentées dans la psyché. Ces pathologies peuvent se manifester à travers des symptômes psychosomatiques ou des comportements répétés. Elles peuvent être vues comme le pendant de la mémoire retranchée de Davoine.
Lorsque nous avons travaillé sur Maître/esclave, Pascal nous a proposé un aperçu de la construction philosophique de Hegel, qui instaure à travers la recherche de la reconnaissance, un retournement des positions initiales. Pour Hegel, la négativité est l’instrument essentiel du dépassement, en ce sens que pour lui, elle est représentée par les limites conceptuelles inhérentes aux deux positions : aucun du maître et de l’esclave n’a raison définitivement. Juste au-delà des limites de leurs raisonnements respectifs, juste après le bord ultime des concepts qu’ils utilisent, se trouve le négatif, pour Hegel, le non-être. il faudra qu’il y ait une force puisée dans le négatif pour initier un mouvement dialectique de vie. Pour Hegel, tout comme un concept se nie lui-même en révélant ses limites, l’être qui se veut tout puissant se heurte à ses contradictions internes, à son non- être par conséquent, un rejeton du négatif qui sera utilisé dans le sens d’une force de vie qui ouvre l’avenir.
OJ, le héros du film est en proie à la négation ce qui le rend plutôt apathique, nonchalant et vide d’affects, C’est-à-dire ou projectif (forclusion), ou clivé (Verleugnung), ou intelligent, mais sans affect au sens de la négation (névrotique), tandis que vont alterner les différents degrés de celle-ci.
On voit la forclusion, lorsqu’elle s’illustre par la mort, pas du tout symbolique, du père mais également par les très nombreuses effractions infligées aux diverses enveloppes (les corps, les maisons, les voitures…) par différents objets parfois historiques, qui sont précisément « indigérables ».
On perçoit aisément le désaveu, véritable clivage au sein du Moi, qui comprend l’existence et la menace de l’entité, tandis que la vie continue, voire qu’on en tire profit sans ressentir le danger, cf le personnage de Jupe, cf également Emerald, la sœur.
C’est la négation au sens névrotique qui permettra la réunion d’une équipe et le traitement du problème de l’entité avec intelligence et sang-froid.
Mais il nous faut aborder une autre figure de la négation qui est celle de l’abjection au sens que lui donne Kristeva. Elle réfléchit à partir de la notion d’extimité forgée par Lacan avec Ex de extérieur (l’altérité) et intimité (le soi), qui désigne la manière dont l’autre produit des effets sur le sujet. Elle y ajoute le langage, qui se noue aux frontières de l’intérieur, l’identité et de l’autre, l’étranger. Peut-être pourrait-on dire analogue à la pulsion qui est elle-même un concept de limite entre somatique et psychique. Elle s’interroge sur le destin de ces éléments externes dans la constitution de sa propre identité.
Je la cite : « de l’objet, l’abject n’a qu’une qualité, celle de s’opposer à je. Mais si l’objet, en s’opposant, m’équilibre dans la trame fragile d’un désir de sens (…) l’abject, objet chu, est radicalement un exclu et me tire vers là où le sens s’effondre. Un certain « moi » qui s’est fondu avec son maître, un sûr–moi, l’a carrément chassé. Il est dehors, hors de l’ensemble dont il semble ne pas reconnaître les règles du jeu. Pourtant, de cet exil, l’abject ne cesse de défier son maître. Sans (lui) faire signe, il sollicite une décharge, une convulsion, un cri. À chaque moi son objet, à chaque surmoi son abject. (…) Surgissement massif et abrupt d’une étrangeté qui, si elle a pu m’être familière dans une vie opaque et oubliée, me harcèle maintenant comme radicalement séparée, répugnante. Pas moi. Pas ça. Pas rien non plus. Un « quelque chose » que je ne reconnais pas comme chose. Un poids de non- sens qui n’a rien d’insignifiant et qui m’écrase. À la lisière de l’inexistence, de l’hallucination, d’une réalité qui, si je la reconnais, m’annihile. »
L’abjection est une forme d’extimité où l’extérieur menaçant est à la fois rejeté et fascinant.
Au cœur du mouvement psychique de l’abjection, la nécessité de protéger l’identité, la faillite du langage et la régression pulsionnelle : il va falloir réparer la pulsion scopique, réparer le regard.
Peut-être pourrait-on poser que la pulsion scopique a été endommagée dans l’histoire de la communauté noire américaine par l’expérience de l’esclavage. Bien sûr, ce n’est probablement pas la seule chose qui aura été endommagée. Mais il est tout à fait saisissant que Peele, réalisateur noir et dont ces questions constituent les thèmes de prédilection, nous propose une telle histoire. Une menace, à la verticale du héros, à la fois invisible et indicible,pose sans cesse sur le monde un regard de prédateur. Invisible, mais que l’on pourrait peut-être deviner, à la lisière du regard, à la lisière seulement car un regard direct déchaîne la dévoration. C’est la zone limite, évanescente, frontière, floue, informe, dans laquelle s’entrelacent l’intérieur et l’extérieur, le soi et l’étranger, la mémoire individuelle et la mémoire collective.
Celle de l’esclavage est assez explicite du point de vue du regard : interdiction absolue de croiser le regard du maître. Le contact visuel direct était perçu comme un signe de défiance et de potentiel danger. Un esclave regardant directement un maître dans les yeux pouvait être vu comme remettant en question l’autorité du maître, voire comme un acte de provocation.L’absence de contact visuel pour prévenir toute forme de rébellion ou de contestation.

Dès leur plus jeune âge, les esclaves étaient formés à adopter des comportements humbles et soumis. Les parents et les autres esclaves expérimentés leur inculquaient l’importance de baisser les yeux et de ne jamais regarder un Blanc directement. Un esclave qui osait lever les yeux risquait des coups de fouet, des passages à tabac, ou d’autres formes de châtiments corporels. En plus d’éviter le regard direct, les esclaves devaient souvent adopter une posture corporelle humble, comme baisser la tête, se courber légèrement, ou garder les mains visibles pour montrer qu’ils n’étaient pas une menace. Ces rituels de soumission faisaient partie du quotidien des esclaves et étaient observés non seulement dans les interactions avec les maîtres, mais aussi avec d’autres Blancs, même ceux de statut inférieur.

Et Pourquoi pas avec des nuages blanc?
J’ai recherché des écrits d’anciens esclaves, je vous donne des extraits de deux d’entre eux Incidents in the Life of a Slave Girl , par Harriet Jacobs, et Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, par Frederick Douglass : (ma traduction) « Je ne me rappelle pas avoir jamais vu ma mère à la lumière du jour. Elle était avec moi la nuit. Elle se couchait avec moi et me faisait dormir, mais bien avant que je me réveille, elle était partie. Très peu d’échanges a jamais eu lieu entre nous. La mort a vite mis fin à ce peu que nous pouvions avoir pendant qu’elle vivait, et avec cela, à ses difficultés et à ses souffrances. Elle était partie bien avant que je puisse l’appeler mère. Il est courant, dans la région du Maryland d’où je me suis enfui, de séparer les enfants de leurs mères à un très jeune âge. Souvent, avant que l’enfant n’ait atteint ses douze mois, sa mère est retirée et louée dans une ferme éloignée, et l’enfant est placé sous la garde d’une vieille femme, trop âgée pour travailler aux champs. Pourquoi cette séparation est-elle faite, je ne sais pas, à moins que ce ne soit pour empêcher le développement de l’affection de l’enfant envers sa mère, et pour émousser et détruire l’affection naturelle de la mère pour l’enfant. C’est le résultat inévitable. »
de Harriet Jacobs : « La maîtresse, qui devrait protéger la victime sans défense, n’a vis à vis elle que des sentiments de jalousie et de rage. Elle l’écoute avec une oreille sourde comme un serpent au cri du cœur humain ; et cette voix amicale, qui pourrait parler des injustices qu’elle subit, ne sera écoutée que par un cœur de pierre, et ignorée par un regard de marbre. »
Et encore : « J’avais souvent prié pour la mort ; mais à présent, je ne voulais plus mourir, car ce n’était pas le moment de mourir. Dieu pouvait toujours être sur mon chemin. Je gardais les yeux fixés sur le sol et n’osais pas les lever avant que ma maîtresse soit partie. »
Egalement : « Les contraintes dégradantes, la vigilance incessante (watchfulness) de son maître, la peur de sa vengeance, le désespoir de pouvoir s’échapper, la peur misérable de la honte, ou la peur plus misérable encore d’être démasquée, conspiraient pour la maintenir passivement soumise. »
Enfin une réaction au fait d’être simplement regardée : « Je sursautai et tremblai, comme si j’avais été surprise en flagrant délit. Je levai les yeux et vis une femme debout près de moi. Je ne l’avais jamais vue auparavant, mais je savais, d’après ses vêtements, qu’elle était une dame du Nord. J’étais choqué et mortifié au-delà de toute expression d’être trouvée ainsi. »
Ce sont toutes les dimensions du regard qui sont attaqués, jusqu’au lien mère enfant, c’est-à-dire dans l’expérience primordiale d’un regard miroir. Le regard de la mère est vide de fatigue et la dépression maternelle altère profondément la fonction alpha laissant libre cours aux projeté, refusé, à l’exclu, à l’abject. Et à un dieu que l’on peut en effet toujours croiser sur son chemin. Reste à savoir de quel Dieu il s’agit? De celui des missionnaires qui apportèrent avec eux la variole et la grippe ? Ou bien le dieu cynique des gnostiques qui se rit bien des malheurs humains et qu’il s’agira donc de dépasser, peut-être par ce que la prolifération des images numériques contient de trans humanisme ? Ou tout simplement de n’importe quel blanc ? C’est comme si Jordan Peele pointait les conséquences de la substitution du regard analogique par le regard numérique. C’est alors tout simplement l’objet lui-même que l’on veut regarder qui disparaît. Sa disparition en fait un abject, en fait un maître, et nous voici tous esclaves. Peu après c’est le regardeur qui devient aveugle. Peu après encore, c’est l’entre dévoration.
En tant que noir américain, porteur de la mémoire collective du traitement spécifique du regard des esclaves dans les plantations, il en sait quelque chose. Et c’est à ce sujet qu’il nous avertit.
Difficile entreprise pour lui que de faire un film avec un tel sujet en se servant de la machine même, machine célibataire pour citer Stéphanie Katz qui citerait Duchamp, qu’il veut dénoncer.
Il s’agira pour lui de la retourner contre elle-même. En produisant une contre-œuvre dont l’absence, le vide, l’insaisissable, l’infigurable occupe la place centrale. C’est forcement un film bancal, borgne. Le seul moment jubilatoire, la fin est celui où l’on parvient à retrouver un regard, en retrouvant l’analogique. C’est-à-dire la matière frappée par la lumière et qui en est transformée, seul témoin direct de ce qui a eu lieu.

Dans un tel monde numérique, ce ne sont pas les lois anciennes de l’argentique ou toute preuve doit être dissimulée qui s’imposent, telles les traces des camps (oui, c’est mon point Godwin) : c’est le contraire plus l’image prolifère là ou le manque primordial, source en principe de créativité s’est mué en mélancolie, plus cela indique, selon la loi du désavœu, que l’événement n’a pas vraiment eu lieu. Cela, les terroristes du 7 octobre l’ont très bien compris, qui ont tout filmé.
Il y aurait encore beaucoup à dire, mais j’ai déjà pris la parole trop longtemps. Je voudrais, avant de conclure, parler du singe et du ciel.

Bien sur la comparaison d’un noir avec un singe fait partie des lieux communs de la déshumanisation et du racisme. S’il vous vient de revoir le film, vous observerez que dans la scène du carnage du singe, une chaussure tient en équilibre toute seule. C’est déjà le signe de la présence de l’invisible, de l’infigurable. C’est un singe dans sa haine mélancolique. Chasseur blanc cœur noir, disait Clint Eastwood ; Mélancolia, lui répondait Lars Von Trier. Mais c’est aussi l’écologie, l’écosystème, le non humain qui pointe le bout de son nez, qui se situe au bout de la chaîne causale de l’abjection et qui par un retournement hégélien nous verra devenu esclave de la nature plutôt que son maître.
Au sujet du ciel concave, concave comme l’intérieur du masque du sorcier pour reprendre à nouveau un thème de Stéphanie, un petit clin d’œil aux connaisseurs de Philip K Dick, un très grand écrivain de science-fiction largement adapté au cinéma également. En mars 1974 épuisé par toutes sortes de problèmes et d’abus de drogues, il a la vision profondément marquante d’un immense visage dans le ciel qui le regarde il a l’intuition d’une révélation sur la nature profonde de l’univers. Cela changera radicalement sa vie et déclenchera un processus d’écriture ininterrompue qui tente de comprendre et de théoriser son expérience. Parmi ces théories il a l’idée que le temps est une force et que cette force est en train de s’affaiblir, « c’est-à-dire que le temps continue d’avancer mais que des forces contraires ont émergé, allant à contre-courant et mettent à nu le paysage » c’est donc pour lui l’irruption par le ciel d’un contenu hors du temps. Un peu plus tard, dans ses notes, il écrira : « je n’ai pas la sensation d’avoir été « sélectionné » (…) pour servir d’instrument, répandre sa parole, et ainsi de suite (…) ce phénomène est diffusé, irradie dans toutes les directions. (…) Je me suis contenté de donner à ce que j’ai reçu « une demeure et un nom » comme dans la pièce de Shakespeare » (songe d’une nuit d’été).

Voilà, je peux terminer sur cette citation de Shakespeare par Philip Dick, car l’infigurable peut s’y figurer et l’irreprésentable s’y représenter. Tout simplement, mais ce n’est pas si simple: une demeure et un nom.

Sources :

– https://www.lesinrocks.com/cinema/get-out-144556-28-04-2017/
– https://www.thewrap.com/nope-jordan-peele-interview/
– https://www.comingsoon.net/movies/features/1244590-nope-interview-jordan-peele-keke- palmer
– Davoine F., Histoire et Trauma, Stock, 2006
– Douglass F., Narrative of the Life of Frederick Douglass, an American Slave, Google Books, 1845
– Dick P.K., L’Exégèse, Vol 1, Nouveaux Millénaires, 2016
– Freud, La Négation, OC, T17, PUF
– Jacobs H., Incidents in the life of a Slave Girl, Google Books, 1861
– Katz S., L’écran, de l’Icône au Virtuel, L’Harmattan, coll Ouverture Philosophique, 2004
– Kristéva J., Pouvoir de l’Horreur, Seuil, coll Points, 1980
– Le Poulichet S., Psychanalyse de l’Informe, Flammarion, coll Champs essais, 2009