Autopsie d’un meurtre

Otto Preminger

Avec James Stewart (Paul Biegler, avocat), Athur O’Connel (Vieil avocat alcoolique, ami de Paul), Lee Remick, (Laura, la femme du lieutenant), Ben Gazzara (Lieutenant Frederick Manion), Eve Arden (Maida Rutledge, La secrétaire de Paul)

Noir et blanc - 1959 - DVD

L'intrigue

Paul Biegler n’a pas été réélu au poste de « district attorney » (une sorte de procureur général élu) de la petite ville du Michigan où il habite. Depuis, il exerce en dilettante le métier d’avocat et passe son temps loin de son bureau à la pêche. De retour d’une de ses escapades il est contacté par Laura qui lui demande de défendre son mari, le lieutenant Manion, incarcéré à la suite du meurtre de celui qui a agressée puis violée sa femme. Paul rencontre l’accusé et hésite.

  • James Stewart

  • Lee Remick, (Laura, la femme du lieutenant)

  • Lee Remick, (Laura, la femme du lieutenant) et George C. Scoot (Assistant de l'avocat général)

  • Otto Preminger et Duke Ellington

  • Scène de tribunal

  • James Stewart (Paul Biegler, avocat)

  • Lee Remick, (Laura, la femme du lieutenant)

  • Ben Gazzara (Lieutenant Frederick Manion)

  • James Stewart (Paul Biegler, avocat)

  • James Stewart (Paul Biegler, avocat)

La pratique de la parole

Otto Preminger est le fils d’un célèbre avocat viennois, il s’initie très tôt au théâtre à Vienne avec Max Reinhardt, réalise un long-métrage pour le cinéma autrichien et part pour les Etats-Unis quand les nazis prennent le pouvoir en Allemagne. Il débarque à Hollywood en 1935 et s’intègre parfaitement au système de production de films hollywoodiens ; parfaitement, mais non sans difficulté. Preminger se met au service du système et devient rapidement un de ses piliers, mais il ne cesse d’être en lutte contre les producteurs, la censure, le code Hays et l’establishment. Il produit lui-même et réalise ses films. C’est un démocrate, un homme engagé qui prend parti et dénonce les travers de son pays d’adoption. Comme Lumet ou dans une moindre mesure Manckiewick, il fera partie de ces cinéastes talentueux que la critique française respectera, mais qu’elle tiendra un peu à l’écart parce qu’ils refusent de fabriquer des films pour le plaisir exclusif de faire du cinéma, ils sont trop engagés, trop militants, trop politiques. Ce sont des cinéastes qui choisissent des thèmes et traitent des sujets de société, ce qui cadre mal avec une certaine conception à la française du cinéma et des auteurs. Preminger est un cinéaste exigeant, têtu, un rien autoritaire qui refuse de faire deux fois le même film, change de sujet, de manière voir même de pays à chaque projet. Il en fait une caractéristique de son style. Le succès l’a lentement boudé, surtout à la fin de sa carrière où il a doucement perdu la main. Son oeuvre est considérable et variée : Laura (1944) film noir qui lance Gene Tierney, Ambre (1947) sur le destin d’une femme au XVIIème avec Linda Darnell, Un si doux visage (1952), portrait d’une femme diabolique avec Jean Simmons, Rivière sans retour (1954), avec Marylin Monroe et Robert Mitchum à la dérive sur un radeau, Bonjour Tristesse (1958) adaptation inattendue et brillante du roman de Sagan avec Jean Seberg, Tempête à Washington (1962) une dénonciation féroce et sans concession du maccartisme et le surprenant, Ou est passé Bunny Lake (1965), film à suspens sur la dinguerie d’un frère et d’une sœur.
Pendant le débat cinepsy à propos de Laura, Maryan Benmansour parlait de Preminger comme d’un cinéaste du « witz », c’est à dire de « l’esprit », celui de Vienne et de la Mitteleuropa qui a sombré en Europe avec le nazisme : l’esprit de Freud, Schnitzler, Zweig bien sûr, mais aussi de Lubitsch, Lang, Cukor, Wyler, Mankiewitz, Minnelli, Preminger, Litvak et tant d’autres, la plupart juifs originaires d’Europe de l’Est et qui ont construit et façonné le cinéma américain.
Anatomie d’un meurtre reste un objet étrange malgré le temps qui passe et les modes qui changent. Vingt minutes après le début du film, Preminger précise son sujet et met en scène un échange entre un vieil avocat alcoolique rangé des voitures et son ami et collègue, plus jeune, interprété par James Stewart qui vient de s’entretenir avec l’accusé (le lieutenant) et hésite à prendre sa défense.
– Le vieil homme : Avez-vous fait au lieutenant la petite leçon habituelle ?
– L’avocat : Si vous entendez par là que je lui ai suggéré une solution mensongère, non.
– Le vieil homme : Vous êtes peut-être trop pur ? Trop pur pour l’impureté inhérente aux lois. C’est votre rôle de laisser au lieutenant le soin de chercher un moyen de défense… C’est aussi votre rôle de lui montrer la voie. A lui de savoir s’il veut s’y engager.
(…)
– L’avocat : En tout cas je ne suis pas l’avocat qu’il faut à ce personnage. Il est insolent, hostile.
– Le vieil homme : On ne vous demande pas de l’aimer, mais de le défendre. Vous n’avez donc pas besoin d’argent ?
Paul Biegler acceptera finalement de devenir l’avocat du lieutenant Manion. Pour ne pas distraire le spectateur et rester concentré sur ce qui lui importe, Preminger déjoue toutes les règles du film de prétoire : la caméra n’entre dans le tribunal qu’après une heure de film, on ne verra ni le jury, ni les délibérations, très peu du public et on ignorera les plaidoiries. Il choisit des personnages peu susceptibles de susciter l’empathie des spectateurs : l’accusé est un militaire retors aux motivations obscures, mais visiblement tordues, pour ne pas dire perverses. Laura, sa femme est une sorte de bombe sensuelle et sexuelle d’une ingénuité surjouée qui fascine et déroute au sens propre les hommes qui la croisent. La victime, le violeur, n’est qu’une brute pour laquelle il est difficile d’éprouver la moindre compassion. Pendant le procès rien ne se déroule comme prévu et l’attention se focalise sur la personnalité de la femme de l’accusé, puis sur sa petite culotte sans qu’il n’y ait de rapport établi entre ces faits et la recherche de la vérité. Dès le début du procès, Biegler, l’avocat, engage les débats sur la piste du viol de la femme du lieutenant, démonstration hors sujet et contestée par l’accusation que le président du tribunal demande au jury de ne pas prendre en compte. L’accusé, le lieutenant Manion se penche à l’oreille de son avocat et s’étonne : « Comment on force le jury à oublier ce qu’il a entendu ? » et l’avocat répond : « On ne le force pas… justement ».
C’est bien la question qui taraude Preminger, celle de l’étrange rapport qui se noue entre parole et vérité dans l’opération symbolique qu’est un procès d’assise. La pratique de la parole et son rapport à la vérité préoccupe l’avocat, mais aussi le psychologue et le psychanalyste et c’est à ce titre que le film de Preminger dépasse la simple description du système judiciaire américain. Comment la parole comme acte, découpe, tranche et ouvre des perspectives qui défient la raison, la logique et imprime sa marque dans le processus de reconstitution des faits ? Le passé est effectivement passé, il est donc impossible de le convoquer dans le prétoire pour atteindre la vérité, si ce n’est pas le biais de la parole, mais la parole est faillible, incertaine, paradoxale et surtout, elle n’est pas réductible à la communication, elle n’est pas un message qui vient du passé, elle se déploie dans l’actuel et elle est nécessairement sujette à interprétation. Le procès de l’affaire Manion suit son cours et au terme d’une étonnante errance verbale, « la justice passe » selon l’expression et produit un verdict, puisque telle est sa fonction. Tout le monde semble soulagé, le public, l‘avocat et les spectateurs, mais on se demande bien pour quelles raisons ; le procès a permis d’établir certains faits, mais d’immenses zones d’ombres subsistent et surtout les motivations de l’accusé et de sa femme restent toujours aussi obscures. Le lendemain, l’avocat et son vieil ami ex-alcoolique se retrouvent devant les poubelles du camping à l’endroit où le lieutenant et sa femme avaient installé leur caravane. Ils ont plié bagages sans régler leurs dettes à l’égard de leur avocat. Les deux compères s’interrogent sur le sens et la portée des évènements qu’ils viennent de vivre. La scène est étrange et le lieu choisi par Preminger pour terminer son film, explicite. L’avocat et son acolyte repartent vers de nouvelles aventures et espèrent de nouveaux clients, mais la scène laisse un goût amer. Lacan dans l’un de ses derniers écrits, conçu dans des conditions houleuses et contestées, affirmait que « le psychanalyste a horreur de son acte ». On peut y associer la pratique de la parole de l’avocat. Preminger nous en livre une étonnante illustration. Son film, mystérieux, étrange est une des plus belles réussites du cinéma américain.