Les invisibles

Thierry Jousse

Avec Laurent Lucas (Bruno), Margot Abascal (Lisa), Lio (Carole), Michael Lonsdale (le gardien), Noel Akchoté (Noel)

Couleurs - 2005 - DVD

L'intrigue

Bruno et Noel composent de la musique électronique. Bruno passe son temps à enregistrer des sons pour les intégrer dans ses créations musicales. Il tombe sous le charme d’une voix de femme qu’il entend sur le « réseau », (une ligne téléphonique ouverte et un lieu de rencontre où se parlent ceux qui le souhaitent). Lisa (la femme à la voix) et Bruno se retrouvent brièvement dans l’obscurité d’une chambre d’hôtel jusqu’à ce que Lisa disparaisse. Bruno réécoute les fragments de sons enregistrés pendant leurs brèves rencontres, progresse dans son projet de création et recherche désespérément Lisa.

  • Laurent Lucas (Bruno) et Michael Lonsdale (le gardien)

  • Laurent Lucas (Bruno)

  • Laurent Lucas (Bruno) et Noel Akchoté (Noel)

  • Margot Abascal (Lisa)

  • Lio (Carole)

  • Michael Lonsdale (le gardien), Laurent Lucas (Bruno) et Lio (Carole),

  • Affiche: Les invisibles

  • Thierry Jousse

Aimer une voix

« Le désir n’est pas la passion inutile où se formule l’impuissance à le penser des théoriciens de l‘intention existentielle, le désir est proprement la passion du signifiant. La passion du signifiant, c’est à dire l’effet du signifiant sur l’animal qu’il marque et dont la pratique du langage fait surgir un sujet, un sujet non pas simplement décentré, mais voué à se soutenir d’un signifiant qui se répète, c’est à dire qui le divise. D’où cette autre formule : Le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre. En l’Autre est la cause du désir où l’homme choit comme reste. » Jacques Lacan ((Jacques Lacan, entretien avec George Charbonnier sur France Culture (1966) (( http://aejcpp.free.fr/lacan/1966-12-02a.htm, cité par Georgy Katzarov lors de la soirée cinepsy du 11 novembre 2017 )).

Les invisibles de Thierry Jousse ((Les Invisibles est un film de Thierry Jousse à ne pas à confondre avec le documentaire de Lifshitz sur la vie des homosexuels en France qui porte de même titre)) a fait l’objet d’une discussion organisée par cinepsy et animée par Georgy Katzarov le 11 septembre 2017. L’article qui suit a été écrit après son intervention.

Le film de Thierry Jousse est trop singulier pour répondre aux critères commerciaux habituels, aussi est-il passé trop brièvement sur les écrans. C’est pourtant un film passionnant sur le désir, le manque et la création.
Bruno est expert en son, au hasard de ses déambulations il écoute et enregistre tout ce qui lui tombe dans l’oreille, il est soudain charmé par une voix qu’il entend sur le réseau ((« Le réseau » est une sorte de « tinder » audio, un site de rencontrent d’avant internet qui met à la disposition des habitués une ligne téléphonique ouverte pour ceux qui souhaitent, parler, écouter et éventuellement se rencontrer)). Bruno et Lisa, la femme à la voix, se rencontrent dans une chambre d’hôtel et Lisa pose un cadre, une règle à leurs ébats : C’est moi qui décide, tu vas dans la chambre, tu ne regardes pas, tu n’allumes pas, quand c’est terminé je m’en vais et il n’y a pas de prochaine fois. Pourtant Lisa fait une entorse à la règle et rencontre plusieurs fois Bruno qui tombe amoureux, de qui ou de quoi Bruno tombe-t-il amoureux ? Quel est le statut de l’objet d’amour de Bruno ? C’est ce que Jousse tente de mettre en lumière dans son film.
Au-delà de la métaphore sur la création artistique, celle d’un homme qui enregistre les traces de scènes vécues pour en faire la matière de sa création, Les invisibles de Jousse est un film sur le fantasme et la mécanique du désir. Parmi les films qui abordent le thème du fantasme : L’empire des sens (1976) d’Oshima met l’accent sur la passion charnelle et le réel de la jouissance (( Intervention de Georgy Katzarov le 11 septembre à cinepsy )), Eyes Wide Shut (1999) de Kubrick interroge de « Que voï » (que veux-tu ?) du héros masculin en panne dans sa vie de couple, Cet obscur objet du désir (1977) de Bunuel fait le constat de l’impossible du rapport à l’autre (résumé par la formule lapidaire de Lacan : Il n’y a pas de rapport sexuel), Thierry Jousse aborde cet impossible de l’amour par une autre voie et décrit une phénoménologie du désir ((ibid)). Que cherche Bruno ? Il l’ignore et il est pris par une mécanique dans laquelle il s’agit de reprendre, remarcher, remixer l’objet cause de son désir qu’il croit avoir saisi, enregistré, capté et qui lui échappe et dont il ne manipule que la trace. Ce rapport à l’objet en tant que quelque chose d’un savoir insu ou une trace de l’inconscient qui induit la répétition ((ibid)) est particulièrement bien observé dans ce film.
Une scène en particulier du film rend compte de cette rencontre avec l’objet singulier que cherche Bruno : après plusieurs rendez-vous, Bruno se rend à l’hôtel et Lisa ne vient pas, le manque devient alors consistant, Bruno fixe les éléments de la pièce qui s’offrent à son regard et il entend les bruits et les sons : les bruits de pas, le froissement d’un tissu, le fredonnement d’une chanson chantée par Lisa lors d’un précédent rendez-vous. Les objets, le rideau, un mur, la poignée de porte, prennent une profondeur et une présence inaccoutumée. Que se passe-t-il à cet instant ? Cette façon d’enregistrer et de se repasser les choses, est-elle si étrangère à quiconque a aimé ? Vous fabriquez tous des souvenirs quand vous vivez des expériences réelles et vous vous les repassez quand vous êtes chez vous, quand vous n’êtes plus dans l’instant où vous le vivez. Tout le monde fait ça avec magnétophone ou sans magnétophone. Dans le film, il représente une simple prothèse de la mémoire. (…) La scène n’est pas vécue au présent, au moment où le film déploie sa narration, la scène de la rencontre est prise dans la possibilité théorique d’une saisie par l’appareil enregistreur, même quand ça se passe, au moment même où ça se passe, c’est déjà quelque chose qui est pris, mis en boîte, gravé et écrit, c’est une façon d’inscrire quelque chose. Ce qui s’inscrit est insaisissable et échappe et le rapport à cette chose qui échappe est à tout moment perdu, y compris dans son présent même. Ce film rend cette chose palpable. La théorie lacanienne du désir est illustrable à tous les étages de ce film.
Celui qui aime désire « quelque chose qu’il ne connaît pas. Et à ce titre on peut dire que Bruno est passionné par le signifiant. Ce qui suppose qu’il y a un lieu où quelque chose est su, il y a un lieu où les réponses existent. C’est la fonction du personnage dédoublé du gardien de l’immeuble et de Mr William qui est détenteur de la réponse à la question qui se pose Bruno et donc qui est dans une fonction analytique à l’égard de lui. Il est en position de faire interprète et de lui faire entendre quelque chose de sa passion désirante, sans pour autant apporter la réponse sous forme de clef ((Ibid)). Reste que le fantasme sorti de son contexte et donné en spectacle peut apparaître parfois comme une figure vide et plate même si ça a l’intensité d’une tragédie grecque pour celui qui le vit ((Ibid)).
De son côté, que cherche Lisa ? Que veut-elle ? Lisa n’apparaît dans le film qu’à travers le fantasme de Bruno. Elle pourrait être Lisa, Vanessa ou Sacha. D’ailleurs on entend sur les enregistrements la même voix avec d’autres prénoms. Ce qu’elle vise c’est ce point d’anonymat, dépouillement de ce que la lumière et le nom propre peuvent définir comme case pour l’identité humaine. ((Ibid))