A bout de course

Sydney Lumet

Avec Christine Lahti (Annie Pope), Judd Hirsch (Arthur Pope), Martha Plimpton, River Phoenix (Dany), Jonas Abry (Harry), Ed Crowley (Mr Philips), Martha Plimpton (Lorna Philips)

Couleurs - 1988 - DVD

L'intrigue

Annie et Arthur Pope accompagnés de leurs deux garçons Dany et Harry sont d’anciens militants gauchistes en cavale. En 1971, ils ont participé à un attentat contre une usine de napalm qui a mal tourné et depuis, ils sont activement recherchés par le FBI. Contraints de fuir comme des hors-la-loi, ils vivent d’emplois précaires et déménagent dès que « les fédéraux » les repèrent. Après avoir échappé de justesse à une nouvelle menace, la famille débarque dans une ville paisible du New Jersey et s’invente une autre identité. Au lycée, Monsieur Philipps le professeur de musique remarque que Dany est doué pour le piano et l’invite chez lui pour essayer son Steinway. Il y rencontre Lorna Philipps, la fille du professeur. Mr Philipps, impressionné par le talent de son jeune élève veut l’inscrire dans une prestigieuse école de piano, mais il s’étonne de ne pas obtenir de dossier scolaire de son ancienne école. Dany et Lorna se revoient et tombent dans les bras l’un de l’autre. Dany est contraint de tout raconter à Lorna au risque de faire peser une menace sur la famille…

  • Affiche: A bout de course

  • A bout de course, jacquette dvd

  • A bout de course

  • Judd Hirsch

  • River Phoenix

  • Sydney Lumet

  • River Phoenix

  • River Phoenix

Il arrive que les enfants grandissent

Naomi Foner a écrit un scénario émouvant sur le thème de la paternité, de la famille et du déclin des idéaux révolutionnaires des années soixante dix. C’est un film sur un sujet rarement traité au cinéma, ce moment cruel et douloureux où une génération surgit et s’affirme aux dépens de celle qui l’a précédée. La mise en scène de Sydney Lumet est un sommet de justesse et d’équilibre. Rien de spectaculaire ou de clinquant. Le récit se construit simplement, scène après scène avec une profondeur et une évidence qui force l’admiration. Pas d’esbroufe, une juste distance avec le sujet et une interprétation magistrale. Lumet et Foner jouent astucieusement sur les deux temps du film, le temps du suspens et du thriller, qui est le temps de l’urgence, du drame et l’autre temps qui est celui de la vie en famille, un temps habité qui se déploie indépendamment du précédent. Dans la scène de l’anniversaire, Lorna débarque dans la famille pour voir Dany sans prévenir. Elle est l’élément étranger qui représente une menace et un danger, pourtant la scène s’organise autour du plaisir d’être ensemble de la musique et de la danse. Le temps de la vie prend le pas sur celui du suspens.
Le film a été boudé par le public et la critique à sa sortie.

Ajout du 13 décembre 2020 à suite à la projection et au débat au Saint-André des Arts à Paris le 25 avril 2019.

Malgré le temps qui passe, les projections du film de Lumet remportent toujours un franc succès et le public est ravi. C’est un film dont n’est pas facile de parler autrement qu’en termes admiratifs et convenus, pourtant il traite de la famille et de la paternité, deux thèmes polémiques qui enflamment habituellement débat. Pour quelle raison est-il si difficile de réfléchir et de discuter ce film ?

Les années cinquante, soixante et le début des années soixante-dix ont été celles de la mise en cause de la famille comme structure de pouvoir et d’oppression. Parmi ses détracteurs, David Cooper le chef de file du mouvement de l’antipsychiatrie anglaise écrit dans son ouvrage intitulé Mort de la famille (1971) : « La famille est la structure interne qui bloque les rencontres entre les êtres et exige de chacun de nous l’offrande sacrificielle qui n’apaise rien, ni personne, si ce n’est cette abstraction hautement agissante ; la Famille. Faute de dieux, nous avons dû inventer de puissantes abstractions et aucune n’est aussi fortement destructrice que la famille. Le pouvoir de la famille réside dans sa fonction de rouage social. Elle renforce le pouvoir réel de la classe dominante dans toutes les sociétés fondées sur l’exploitation… ».
Foucault dénonce à son tour la famille dans le premier volume de son Histoire de la sexualité intitulé « La volonté de savoir » (1976). Pour Foucault « La sexualité » est un dispositif de savoir, de discours, de normes qui n’ont pas pour fonction de réprimer, mais donner une forme, une expression à La sexualité : « Il ne faut pas comprendre la famille sous sa forme contemporaine comme une structure sociale, économique et politique d’alliance qui exclut la sexualité ou du moins la bride, l’atténue autant qu’il est possible et n’en retient que les fonctions utiles. Elle a pour rôle au contraire de l’ancrer et d’en constituer le support permanent. Elle assure la production d’une sexualité qui n’est pas homogène au privilège de l’alliance, tout en permettant que les systèmes de l’alliance soient traversés de toute une nouvelle tactique de pouvoir qu’ils ignoraient jusque-là ». Ces nouvelles « réglementations » de pouvoir concernent : le corps féminin, la sexualité infantile, la régulation des naissances et la spécification des pervers.  « Elle (la famille) transporte la loi et les dimensions du juridique dans le dispositif de sexualité, et elle transporte l’économie du plaisir et l’intensité des sensations dans le régime de l’alliance. » (page 143)
Mais les temps et la manière penser changent. La fin des années 70 et début des années quatre-vingt ne sont pas seulement celles d’un retour du libéralisme, de la fin des utopies et des débuts de la mondialisation, mais celles d’une nouvelle mise en usage d’institution et de pratique sociale qui étaient l’objet de toute les critique pendant les décennies précédentes: Le couple, l’école, le travail, mais aussi la famille qui étaient honnies et détestés deviennent l’objet de toute les attentions, et pour la famille, jusqu’à devenir un droit revendiqué par les homosexuels et les lesbiennes dès le début des années quatre-vingt-dix.
Le tour de force de Lumet et de Foner, la scénariste du film, c’est de mettre en scène ce retournement tout en faisant de ces héros des rebelles, les libéraux, des fugitifs en lutte contre le système et pour la justice. On est ému par le récits des amours adolescents des personnages interprétés par River Phoenix et Christine Lathi, mais accepterait-on ces scènes si elle n’étaient pas dans ce contexte si particulier ? On assiste avec émotion au moments partagé de vie de famille, mais serait-on aussi touché si nous ne savions qu’une menace plane sur cette famille ?  Le paradoxe de Lumet et Foner n’est-il pas de rendre émouvante et séduisante une famille dont le fonctionnement et la structure patriarcale sont à ce point à rebours de l’évolution des mœurs, c’est à dire une mère soumise, des fils obéissants et un père autoritaire jusqu’à la caricature ? Ne fallait-il pas imposer aux spectateurs un contexte exceptionnel et dramatique pour lui faire accepter une famille aussi conventionnelle ?