Premier contact

Denis Villeneuve

Avec Amy Adams (Dr Louis Banks), Forest Whitaber (Colonel Weber), Jeremy Renner (Ian Donnelly)

Couleurs - 2016 - VOD

L'intrigue

Louise est enseignante chercheuse en linguistique. Douze vaisseaux sont venus de l’espace et se sont posés à différents endroits de la terre. Le colonel Weber, un militaire américain, propose à Louise de pénétrer dans un des vaisseaux et d’entrer en contact avec les extraterrestres. Louise et son collègue Jeremy se mettent au travail. Comment comprende le langage des heptapodes et que veulent-ils? Le temps presse, les autres vaisseaux sucitent des réactions d’hostilités dans d’autres parties du globe.

  • Les heptapodes

  • Un des vaisseaux

  • Amy Adams (Dr Louise Banks)

    Amy Adams (Dr Louise Banks)

  • Amy Adams (Dr Louise Banks)

  • Amy Adams (Dr Louise Banks)

  • devant le message
  • Le message

  • Premier contact Affiche

  • Denis Villeneuve et Ammy Adams (Louise)

  • Denis Villeneuve

  • Amy Adams (Dr Louise Banks)
  • devant le message

Etranger

Laurys Roig est orthophoniste. Elle a présenté le film Denis Villeneuve aux rencontres de psychanalyse d’Ornans en juillet 2024.
Cinepsy vous propose un résumé de son intervention.

Premier Contact est sorti en 2016. C’est un film de Denis Villeneuve, réalisateur, scénariste et producteur canadien. On lui doit notamment Prisoners, Incendies, Blade Runner 2049 et Dune qui a récemment obtenu de nombreux Oscars. Premier Contact est adapté de la nouvelle « L’Histoire de ta vie » de Ted Chiang, qui est un auteur américain. Elle a été publiée en 1998 et on peut la trouver dans le recueil La Tour de Babylone.

Avant de commencer, je voudrais préciser que je suis orthophoniste. A mon tour donc, de parler une autre langue, et d’aborder le sujet à travers un prisme linguistique. A partir de ce film, je me proposerai d’ouvrir la discussion autour de la question suivante : comment le langage façonne-t-il la pensée, ou, autrement dit, comment une langue, dans sa spécificité, influe-t-elle sur la représentation qu’on a du monde ? 
Avant d’aborder le film en lui-même, je voudrais partager deux anecdotes plus personnelles qui illustrent mon propos : Il y a quelques années, j’ai appris la langue russe à l’INALCO de manière intensive dans le but d’aller séjourner en Russie. Lors de l’apprentissage de l’alphabet cyrillique, dans les toutes premières leçons, donc, l’enseignante nous a dit, comme on dit aux élèves russes : « N’oublie jamais que le « ya » est la dernière lettre de l’alphabet ». Or, le « ya » n’est pas seulement la dernière lettre de l’alphabet. Elle est aussi la première personne du singulier, autrement dit le pronom personnel « Je ». On pourrait se demander si et quelle influence cela a sur la construction de l’estime de soi des petits russophones.
Plus récemment, je suis allée écouter Philippe Haddad, qui est rabbin. Il a partagé une anecdote qui fait écho à celle que je viens de raconter. Il a attiré notre attention sur les premiers mots des dictionnaires. En français, c’est le « à », qui peut s’utiliser seul, en tant que préposition. En revanche, dans le dictionnaire d’hébreu biblique, le « a » ne s’utilise jamais seul. Le premier mot du dictionnaire est le « ab » (« aleph beth ») , qui signifie « père », « ancêtre ». Encore une fois, cela n’est sûrement pas sans effet sur le développement du langage, de la pensée, de la représentation et de l’appréhension du monde.

PREMIER CONTACT
Le film s’attache à décrire le travail d’une linguiste, débauchée pour essayer de communiquer avec des extra-terrestres pacifiques fraichement débarqués sur Terre.
Le sujet est traité de façon à ce que nous assistions à la modification du schéma de pensée de la linguiste au fur et à mesure de son étude de la langue des heptapodes. A travers les flash-back et grâce au montage du film, nous comprenons peu à peu sa métamorphose. Je dis métamorphose, mais on pourrait même probablement parler de renaissance. En effet, le vaisseau spatial des heptapodes n’est pas sans rappeler un œuf, suspendu au-dessus de la Terre. De même, lorsque Louise et Ian entrent pour la première fois dans l’œuf, il n’y a plus de gravité terrestre, mais ils peuvent se déplacer à 360°, comme dans le ventre maternel. Enfin, ce long conduit avec la lumière blanche au bout pourrait faire penser à l’expérience d’un enfant prêt à naître. De la même manière qu’on dit que devenir mère est une seconde naissance, au sens de « matrescence » (c’est-à-dire ce qui désigne les modification psychiques, émotionnelles et identitaires vécues à la naissance du premier enfant), on pourrait dire ici que Louise renaît après sa rencontre avec les heptapodes. Alors qu’elle est décrite au début du film comme une linguiste solitaire et studieuse, son expérience extraterrestre lui apprend finalement à vivre. D’ailleurs, le titre original du film est « Arrival », qui peut être entendu comme l’arrivée des extra-terrestres sur Terre mais également comme « new arrival », « new born », c’est-à-dire nouvel arrivant, nouveau-né.
Nous avançons donc dans le film au rythme de Louise et nous entrons en contact avec les heptapodes progressivement, d’abord de manière abstraite, puis de plus en plus concrète. Son premier contact avec leur langue est d’abord auditif, à travers le magnétophone du colonel. Elle choisit ensuite de passer par la communication visuelle en utilisant le langage écrit. Elle se présente en écrivant « humain ». Puis elle décide de se délester de sa combinaison et se représente alors, en se montrant telle qu’elle est : humaine, comme elle vient de l’écrire. Elle s’avance alors vers les heptapodes et le plan, dans une symétrie et des nuances de noir et de blanc, les fait paraître ressemblants, voire similaires. En tout cas, ils sont enfin égaux et peuvent alors faire connaissance. Au moment où la vitre se brise suite à l’explosion de la bombe, ils respirent le même air, le contact est enfin réel.
Lors de ces rencontres, Louise met en place les pré-requis essentiels à la communication : le tour de rôle, lorsqu’elle se désigne elle-même puis les invite à se présenter, et le pointage, juste avant que la bombe n’explose. Le tour de rôle est précurseur au tour de parole, le pointage est associé à l’attention conjointe. Les deux sont nécessaires dans toute situation de communication.

Comme les logogrammes et les énoncés des heptapodes, le film fait une boucle : il s’ouvre avec un plan en plongée sur la grande baie vitrée et les deux verres de vin posés sur la table de la maison de Louise, avec la voix off de cette dernière et des images de sa fille nouveau-né. Il se termine de la même façon, la seule différence étant que Ian fait maintenant partie de la scène. La musique, lancinante, est similaire également, ce qui contribue à l’effet attendu : il n’y a finalement ni début ni fin à cette histoire. L’usage des temps grammaticaux rend compte de ces distorsions temporelles dès les premiers mots du film, prononcés par Louise, lorsqu’elle dit : « Je pensais que c’était le début de ton histoire ». Les derniers mots méritent d’être relevés également puisqu’ils sont la preuve de la boucle temporelle, lorsque Louise serre Ian dans ses bras pour la première fois et qu’elle lui dit : « J’avais oublié à quel point j’étais bien dans tes bras ». L’usage de l’imparfait et du plus-que-parfait nous incitent, dès lors, à relire le film sous le prisme de la langue des heptapodes et de fait, à travers leur façon de penser le monde. C’est à ces moments-là que la frontière est la plus mince entre la pensée des heptapodes et celle de Louise.
En effet, l’étude de la langue des heptapodes pousse peu à peu la linguiste à modifier sa vision du monde, jusqu’à rêver comme eux. Pour accéder à leur langue, tant sur le versant réceptif qu’expressif, elle est obligée de modifier la façon dont elle se représente et appréhende le monde qui l’entoure. La langue des heptapodes est sémasiographique, c’est-à-dire qu’elle transmet un sens mais elle ne représente pas un son. Il n’y a, de fait, pas de corrélation entre ce qui est dit et ce qui est écrit. Le logogramme, qui pourrait correspondre à un mot, s’affranchit du temps. De même que leur corps peut se déplacer dans tous les sens, leur langue écrite n’a ni ordre ni direction : c’est une orthographe non linéaire. Il faut donc connaître chacun des mots et la quantité d’espace qu’ils occupent pour pouvoir écrire un énoncé complexe si rapidement.  A partir de là se pose la question : « Est-ce ainsi qu’ils pensent ? ».
Les humains ont une interprétation chronologique, causale, des évènements. La réaction en chaîne va du passé au futur. Les heptapodes, eux, ont une interprétation téléologique des évènements, c’est-à-dire qu’il y a un rapport de finalité. Il y a une exigence à satisfaire avec un objectif de minimisation ou de maximisation et il est nécessaire de connaître l’état initial et l’état final pour accomplir un objectif. Il faut donc connaître les effets avant de pouvoir initier les causes. Cette connaissance du futur, inhérente dans cette vision du monde, pose la question du libre arbitre. En effet, la volition, l’acte de volonté, est une part intégrante de la conscience. Or, la connaissance du futur provoque une obligation à agir précisément comme on sait qu’on va le faire. La connaissance de l’avenir est donc incompatible avec le libre arbitre. Par ailleurs, la connaissance de l’avenir empêche d’agir à son encontre car les actions coïncident avec les évènements et les motivations coïncident avec les objectifs. En apprenant la langue des heptapodes, Louise accède à leur façon de penser et donc à la connaissance du futur. Elle sait donc à l’avance que son enfant mourra, mais ne cherchera pas pour autant à changer ce destin. Comme les heptapodes, elle fera au mieux pour atteindre les objectifs attendus ce qu’elle résume en disant : « Même si je connais d’avance le voyage et sa destination, j’y souscrit totalement et je compte profiter à fond de chaque instant ».  

RELATIVISME LINGUISTIQUE
Ce film est donc l’illustration parfaite de l’hypothèse Sapir-Whorf. Mais qu’en est-il dans la réalité ? Cette hypothèse, également appelée relativisme linguistique a souvent été controversée et mérite qu’on s’y attarde un instant.
La question de savoir si la langue influence la pensée est présente dès l’Antiquité. Ainsi, Hérodote, s’est interrogé sur l’influence du sens de l’écriture sur les comportements des locuteurs grecs et égyptiens.
Au 19ème siècle, Humboldt explique que chaque langue construit une vision du monde particulière à ses locuteurs : la propriété cognitive du langage serait de saisir la réalité, abstraite et concrète. Il définit en effet la langue dans des rapports de dépendance avec la pensée, l’homme et la nation et postule que la diversité humaine peut être étudiée à partir de la diversité des langues. Il faut noter que cette vision du monde se distingue de la conception du monde (au sens de « Weltanschauung »), qui est un discours construit, une interprétation du monde.
Au 20ème siècle, Sapir et Whorf, deux linguistique américains, posent l’hypothèse que la structure d’une langue conditionne la manière dont les locuteurs de cette langue perçoivent la réalité. Les caractéristiques grammaticales d’une langue impliqueraient une vision du monde propre à cette langue. Poussée à l’extrême, cette théorie devient du déterminisme linguistique : il y aurait une coïncidence entre la pensée et le langage et, de fait, des locuteurs de langues différentes percevraient et penseraient le monde de manière différente.
A la fin du 20ème siècle, Pinker, réfute cette idée et défend une autonomie entre la pensée et le langage. En effet, toutes nos pensées ne sont pas encodées linguistiquement. La pensée s’appuie sur des structures sémantiques plus abstraites que les mots et la grammaire (c’est ce qu’il appelle le « mantalais »). Il rejoint les théories de Chomsky et Fodor sur l’existence d’une grammaire universelle avec des processus cognitifs autonomes.

La pensée serait donc influencée par le langage, mais pas déterminée par lui. C’est une idée qui avait été également développée par Jakobson en 1963, lorsqu’il a mis en évidence les problèmes que soulevait l’exercice de la traduction. Ainsi, certains concepts sont intimement liés à une langue et à une culture. Par exemple, le terme « Gemütlich » en allemand, qui signifie « charmant, confortable, joli, accueillant » n’a pas d’équivalent en français. Il faut, pour exprimer le même sentiment, avoir recours à des circonlocutions. On peut alors se demander si la connaissance d’un mot pourrait permettre de faire exister un concept, et donc d’élargir ses représentation du monde, comme si le recours à des mots étrangers pouvait permettre d’étayer et d’enrichir notre pensée.

Pour éclairer ce point de vue, l’étude de l’acquisition d’une seconde langue donne des pistes intéressantes. En effet, que se passe-t-il lorsqu’on acquiert une L2 ? Acquiert-on aussi les schémas de pensées associés à cette langue ? Sur ce sujet, une étude récente du MIT (2023), s’est intéressée aux mots employés par les habitants d’une tribu amazonienne isolée pour décrire les couleurs. Les locuteurs monolingues tsimanes ne distinguaient pas le bleu et le vert tandis que les locuteurs bilingues, qui avaient appris l’espagnol, les distinguaient. Fait intéressant, ils n’utilisaient pas les  mots espagnols mais leurs propres correspondances dans la langue cible. Si le contact entre les langues peut influencer la façon dont des locuteurs perçoivent les couleurs, on pourrait imaginer que d’autres concepts soient soumis au même phénomène.
Une autre étude, réalisée par Lucy en 1992, met en évidence qu’il y a une influence linguistique sur le choix des catégorisation des locuteurs, avec des choix préférentiels qui émergent autour de 9 ans. L’expérience consistait à tester la préférence pour la forme ou la matière en fonction de la langue du locuteur : les locuteurs anglophones choisissaient l’objet de la même forme tandis que les locuteurs mayas préféraient l’objet de la même matière. En revanche, les enfants des deux nationalités avaient une préférence pour la forme. Le langage aurait donc un rôle prépondérant dans le façonnage des catégorisations.
De son côté, Slobin, en 1996, évalue l’impact cognitif de la diversité linguistique sur le développement du langage chez l’enfant. Il a, pour cela, comparé les récits d’une histoire en images racontée par les locuteurs de différentes langues (« Frog, where are you ? ») Il a constaté que la langue maternelle influence les choix effectués par les locuteurs adultes dans leurs récits : par exemple, les anglophones ou les hispanophones peuvent représenter certains évènements comme un déroulement car ils disposent de formes verbales progressives encodant l’aspect inaccompli de l’action tandis que les germanophones, qui ne disposent pas de cette forme progressive compensent en se focalisant sur les points de départ et d’arrivée des évènements.
La langue maternelle orienterait donc l’attention de l’enfant dès son plus jeune âge vers certaines caractéristiques du monde. En fonction des possibilités de codage lexico-grammatical et des formes linguistiques disponibles, les locuteurs de différentes langues adopteraient différentes façons de penser pour parler (c’est ce que Slobin nomme le « thinking for speaking »). L’apprentissage d’une L2 ne demanderait donc pas seulement à l’élève d’apprendre de nouveaux codes d’expression verbale mais également d’accéder à une nouvelle façon de penser pour parler.

CONCLUSION
Dans ce film, Louise sait qu’elle sera la mère d’une enfant malade et qu’elle l’accompagnera jusqu’à la fin. Sa rencontre avec les heptapodes, l’expérience de la connaissance du futur et de l’éphémère de la vie, sa renaissance enfin, lui permettra d’accéder à une nouvelle façon de penser pour parler, sans laquelle la guerre n’aurait pu être évitée. En effet, très rapidement, l’enjeu principal autour de l’arrivée des heptapodes va être d’obtenir des réponses, notamment à la question : « quel est votre but sur Terre ? » Incapables de prendre des décisions communes et de travailler ensemble, le monde va se déchirer face à l’incompréhension. Finalement, comme les tâches, qui ne sont qu’1/12ème, comme les 12 œufs, qui ne sont qu’une partie du tout, le monde entier est invité à travailler ensemble pour maintenir la paix. Comme les hommes qui construisent la tour de Babel et qui ne peuvent plus se comprendre, qui a d’ailleurs donné son titre au recueil de nouvelles de Ted Chiang, nous sommes invités à assouplir nos schémas verbaux acquis pendant l’enfance, profondément ancrés dans le fonctionnement cognitif, et à enrichir notre pensée, à l’ouvrir à la langue de l’autre, à un autre monde.
Coïncidence, après avoir mis le point final à cet exposé, je suis tombée sur une réflexion de la philosophe Marie Robert, à propos du terme hollandais « Dauwtrappen » qui désigne littéralement le fait « de se lever tôt et d’aller marcher pied nu sur l’herbe encore fraîche de rosée ». Je partage ici, pour conclure, ces quelques mots qui sont les siens : « Quelle serait notre existence si depuis l’enfance nous avions un mot qui raconte qu’on peut aller marcher pied nu à l’aube ? Et si le connaître nous offrait la possibilité de le faire ? Serions-nous autre ? Souvent, l’éducation impose un langage que l’on tient pour vérité. On se limite à ce que l’on nous a donné. Alors conquérir d’autres langues, puiser dans d’autres lexiques, c’est parvenir à se donner naissance à nouveau, c’est s’autoriser un autre destin ».