Mon oncle d’Amérique

Alain Resnais

Avec Gérard Depardieu (René Ragueneau), Nicole Garcia (Janine Garnier), Roger Pierre (Jean Le Gall), Henri Laborit (Lui-même)

Couleurs - 1980 - DVD

L'intrigue

Les aventures sentimentales et professionnelles entrecroisées de trois personnages d’origines différentes, (un fils de paysan, un fils de bourgeois et une fille d’ouvrier). Resnais se sert des thèses d’Henri Laborit pour expliquer le devenir de trois destins.

  • Deux souris dans une cage

  • Nicole Garcia (Janine Garnier) face à Roger Pierre (Jean Le Gall) déguisé en souris.

  • Nicole Garcia (Janine Garnier) et Roger Pierre (Jean Le Gall)

  • Ragueneau (Depardieu) Priant

  • Nicole Garcia (Janine Garnier), Ragueneau (Gérard Depardieu), Marie Dubois (Thérèse Ragueneau) et Pierre Arditi (Lambeaux, l'amant de Janine)

  • Henri Laborit

  • Le petit-fils et le grand-père

  • Alain Resnais et Nicole Garcia

  • Jacquette DVD

  • affiche

  • "Eloge de la fuite" de Henri Laborit

Aux origines du comportementalisme

Avec Mon oncle d’Amérique, Resnais a choisi de faire « un film à thèse » (( Extrait de « Entretien avec Resnais » par Serge Toubiana le 24 octobre 2002, Dans le bonus du dvd, Mk2 )) à partir des théories comportementales d’Henri Laborit , un penseur atypique et anticonformiste auteur d’ouvrages de vulgarisation scientifique sur le comportement humain dans les années 70. Henri Laborit est un médecin anesthésiste qui a découvert les premiers neuroleptiques (Largactil) qui révolutionnérent les soins psychiatriques et qui furent utilisés dès le début des années 50 par Deniker et Delay pour leur impact sur les psychoses. (( Jacques HOCHMANN, Histoire de la psychiatrie, Col. Que sais-je ? PUF, 2004, p 97 )) Par la suite Laborit s’est attaché à vulgariser la théorie contestable et obsolète du « cerveau triunique » de Paul Mac Lean, puis il s’est intéressé au comportement animal et humain par le biais d’une discipline qu’il a baptisée « biologie comportementale ».
Aux dires d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique est « une comédie sur le mal-être. ». A l’origine, il y a « le désir d’un laboratoire pharmaceutique, qui avait créé un médicament qui devait améliorer la mémoire et qui a demandé à Henri Laborit de réaliser un court-métrage. » Henri Laborit a proposé à Alain Resnais de le réaliser et s’en est suivie l’idée de ce long-métrage (( Entretien avec Alain Resnais par Pierre-André Boutang, extrait de « ciné-regards », le 17 mai 1980, réalisation Guy Seligman, Bonus du dvd, Mk2 )). Le film de Resnais et Gruault, son scénariste, est un assemblage complexe de différents matériaux : une fiction qui met en scène le destin croisé de trois personnages dont les aventures sont volontairement décrites par Gruault comme des « clichés » qui correspondent à une typologie de différents comportements humains : Depardieu y joue le rôle d’un fils de paysan catholique devenu ingénieur. Il va à la messe, il a cinq enfants et des ulcères à l’estomac. Il est monolithe, étroit d’esprit et supporte mal la restructuration de l’entreprise pour laquelle il travaille.
Nicole Garcia interprète le rôle de la fille d’un ouvrier parisien et communiste. Elle milite, lit Aragon puis devient petite bourgeoise et comédienne. Elle trahit ses idéaux de jeunesse en acceptant de travailler dans le prêt-à-porter et, déçue en amour, couche avec son supérieur hiérarchique. Elle est décrite comme romantique et nunuche.
Roger Pierre joue le rôle d’un fils de bourgeois breton qui monte à Paris, fait l’ENS, épouse une femme par faiblesse et conformisme et prend comme maîtresse une comédienne (N. Garcia). Il souffre de coliques néphrétiques et collectionne les soldats de plomb. Il a l’ambition de déroger au conformisme et au cynisme de son milieu de naissance, mais ne peut s’empêcher d’en répéter les travers. Il est conçu comme un personnage de théâtre de boulevard.
Ces trois personnages sont sous le coup d’une fatalité et suivent une trajectoire inéluctable et prévisible qui découle des présupposés que les deux auteurs prêtent à leur milieu d’origine. Ils sont là pour illustrer une thèse et servir une démonstration.
Autre type de matériaux utilisé par le film : des plans descriptifs d’animaux en action qui se superposent à la fiction : une tortue sur le dos, des rats de laboratoire dans une cage, un sanglier qui creuse le sol, des crabes que l’on cuit ; ces images sont utilisées comme support au discours de Laborit qui compare le comportement animal à celui des humains.
Enfin, de brefs extraits de film noir et blanc où apparaissent Danielle Darrieux, Jean Gabin et Jean Marais qui donnent à voir « l’imaginaire » des personnages.

Les énoncés de Laborit dans le film sont pour le moins flous, discutables et imprécis. Qu’entend-t-il par pulsion ? Qu’est-ce que « l’instinct humain » ? Que comprendre d’une affirmation telle que « Un cerveau, ça ne sert pas à penser, ça sert à agir » ? Laborit est sans doute un médecin et un biologiste de renom, mais les concepts et les mots qu’il utilise ont été pensés, utilisés et travaillés par des philosophes, des psychologues et des psychanalystes avant lui. Ils ont un sens et une histoire, sans doute aurait-il été utile d’en prendre connaissance ? Est-ce pour cette raison que dans son livre, « Eloge de la fuite », (( HENRI LABORIT, Eloge de la fuite, Col. Folio/essais, Gallimard, 1976 )) il n’existe pas de bibliographie et que les principaux ouvrages cités en référence sont les livres de Laborit lui-même ?
N’est-il pas simpliste de réduire la question de l’être de l’homme au manichéisme de la théorie de la dominance et de l’adaptation au milieu ? Sans doute l’agressivité joue-t-elle un rôle dans notre comportement, mais l’homme est un être parlant, la parole est une des conditions de son humanité. Le langage n’est pas qu’un outil utilisé par l’homme, l’homme est lui-même un être de langage. Dès lors comment comprendre l’analogie grossière que propose Laborit entre l’homme et l’animal ? Les conclusions radicales et définitives de Laborit sur le comportement humain comparé à celui d’un rat de laboratoire ne sont-elles pas un artefact ? Placer un rat d’élevage dans une cage électrifiée, observer son comportement et le comparer à celui de l’homme n’est-ce pas conformer par avance son raisonnement à un système de pensée induit par le système d’expérimentation ? L’existence humaine n’est pas réductible au comportement d’un rat de laboratoire, le désir n’est pas l’équivalent du besoin et la liberté humaine est certes « aliénée », mais elle ne se  « limite » pas, comme l’affirme Skiner « à un évitement d’un stimulus désagréable » (( Jacques HOCHMANN, Histoire de l’autisme, Odile Jacob, 2009, p 435 )). Les propos de Laborit sont conformes au discours comportementaliste habituel qui consiste à réduire le fonctionnement psychique à l’adaptation à l’environnement et au fonctionnement du cerveau, la psychologie devenant instrumentale et technique. La vie humaine n’est plus qu’une suite de comportements préétablis et prévisibles observée du haut d’un savoir prétendument scientifique, réduite à un processus de fonctionnement et débarrassée de ce qui justement fait sa particularité.
Laborit dénonce les raisonnements et les constructions de la pensée humaine comme autant de leurres et de croyances imaginaires utilisées pour masquer les véritables enjeux de l’existence que seraient les rapports de dominance. Dès lors comment comprendre la citation du professeur à la fin du film une fois soumise aux effets de son propre énoncé ? « On commence à comprendre par quel mécanisme, comment et pourquoi, à travers l’histoire et dans le présent, se sont établies les échelles hiérarchiques de dominance. Pour aller sur la lune, on a besoin de connaître les lois de la gravitation. Quand on connaît les lois de la gravitation, ça ne veut pas dire qu’on se libère de la gravitation, ça veut dire qu’on les utilise pour faire autre chose. Tant que l’on aura pas diffusé très largement à travers les hommes de la planète entière la façon dont fonctionne le cerveau, la façon dont on l’utilise et qu’on aura pas dit que jusqu’ici ça toujours été pour dominer l’autre, il y a peu de chance qu’il y ait quelque chose qui change… ». C’est donc la connaissance et le savoir sur les mécanismes de dominance et leur diffusion qui pourraient faire changer le destin de l’humanité ? On reste interdit devant un film et des propos aussi « problématiques ». Comment Resnais, le réalisateur de Nuits et brouillard (1956) d’Hiroshima mon amour (1959) et de Muriel (1963) a-t-il pu s’embarquer dans une aventure aussi douteuse ? On s’interroge sur les raisons qui font que Resnais choisit de donner la parole à Laborit plutôt qu’à Piaget, Girard, Foucault, Ricoeur ou Derrida pour ne citer que quelques intellectuels parmi les plus remarquables de ses contemporains ? (( Et sans citer de psychanalystes. ))

Au source de la psychologie comportementale
Le comportementaliste ou behaviorisme a pour origine « les pratiques de déconditionnements issues de la découvertes des reflexes conditionnés par Pavlov » en URSS et « reprises aux Etats-Unis par Watson ». « Le trouble mental est assimilé à un apprentissage défectueux entretenu par l’habitude et qu’il s’agissait de corriger sans trop se préoccuper de son sens où de son rôle dans l’économie psychique. » ((Jacques HOCHMANN, Histoire de la psychiatrie, Col. Que sais-je ? PUF, 2004, p 104)) La psychologie comportementale à ses débuts, s’est présentée « comme devant remplacer la psychanalyse » qu’elle dénigrait comme une pseudo science d’origine européenne (pour ne pas dire juive et allemande). Elle postulait que la « psychologie humaine était dans la continuité de la psychologie animale et que tout comportement, celui d’un homme comme celui d’un rat, pouvait se résumer à une réponse à un stimulus » extérieur » (( Jacques HOCHMANN, Histoire de l’autisme, Odile Jacob, 2009, p 431 )). La conscience est alors perçue comme « une boîte noire » inaccessible à la science et la subjectivité disparaît au profit de réaction motrices en réponse à un stimulus extérieur.
Grace à Watson, l’inventeur du comportementalisme, « le Nouveau Monde disposait enfin d’une psychologie bien à lui, conforme à son esprit pratique et à son pragmatisme ». Son travail achevé, Watson mit un terme à sa carrière de psychologue pour devenir dirigeant d’une grande firme publicitaire (( Idib, p 434)). Le comportementalisme ou behaviorisme, perfectionné par Skinner et son « conditionnement opérant », perd de son influence à la fin des années cinquante tandis que la psychanalyse devient le modèle explicatif dominant des troubles mentaux. Les psychologues comportementalistes se reconvertissent alors dans les sciences appliquées et mettent leur savoir faire au service de la correction et du « contrôle des comportements considérés comme socialement déviants : la délinquance, l’alcoolisme, les toxicomanies et les troubles du comportement sexuel, aux nombres desquels ils comptaient l’homosexualité. » (( ibid, p 437)).
C’est cette méthode d’analyse appliquée du comportement (Applied Behavior Analysis), baptisée ABA, rebaptisé par la suite TCC, qui a aujourd’hui ses adeptes pour le traitement de l’autisme. Les psychologues comportementalistes vont trouver un second souffle avec les années Reagan, Bush et Thatcher et l’avènement d’un libéralisme agressif. Il est plus facile et moins coûteux de recourir à la pharmacie et d’appliquer un protocole technique plutôt que de faire face aux patients et de s’interroger sur l’origine et le processus du trouble mental et de la folie. Le corps des psychiatres, dont la discipline est mise en cause par les philosophes (Foucault, Guattari) et contestée par les anti-psychiatres (Schafz) soucieux de son devenir et de sa place dans la médecine, renoue avec les thèses organicistes et de la dégénérescence de la psychiatrie du 19ième, thèses qui sont relookées et présentées comme un progrès scientifique. Les psychiatres consacrent leur temps et leur attention à ce qu’ils appellent la recherche scientifique et aux travaux de laboratoire (génétiques, pharmacologique, imagerie cérébrale, etc.) et délèguent le soin et les thérapies à des psychologues comportementalistes et cognitifs dont les thérapies éducatives et correctrices ne remettent pas en cause leur savoir, leurs avantages et leur pouvoir.
Comportementalistes et cognitivistes ont l’ambition de « d’établir une science objective du comportement » et de faire de la psychologie une science simple et efficace c’est à dire débarrassée de l’introspection et de concepts flous, comme la pensée, le psychisme et l’inconscient. La psychologie devient une science dont les expériences sont reproductibles en laboratoire au même titre que la biologie et la physique. Si les lois de la biologie et de la physique peuvent sembler intangibles et reposent sur un socle de savoirs débarrassés de toute subjectivité, il est difficile aux sciences dites sociales d’échapper aux présupposés et aux idées liés à leur époque de production. Il n’existe pas en psychologie de concepts ou de théories qui s’apparentent à la loi de Newton ou au principe d’Archimède. Les concepts et les théories de la psychologie et de la psychanalyse ne traversent pas le temps comme des invariants, il faut sans cesse les interroger et les travailler pour en éprouver la validité. En psychanalyse par exemple, c’est l’ouvrage de Freud Cinq psychanalyses, compte rendu clinique de cinq cures psychanalytiques qui date du début du siècle précédent, qui sert toujours aujourd’hui de modèle et de référence au travail des analystes. En quoi le compte rendu de l’analyse de Dora, une jeune fille de 16 ans qui vint voir brièvement Freud en décembre 1899 à Vienne est-il exemplaire? On ne peut pas dire que ce soit un modèle de réussite d’un point de vue du soin et de la thérapie ? Ce qui intéresse les psychanalystes d’aujourd’hui c’est le questionnement de Freud qui montre le vif et la pertinence de la démarche psychanalytique, indépendamment des ratages de Freud et des présupposés de son époque. Il n’en n’est pas de même pour les thèses et les travaux comportementalistes et cognitivistes qui se démodent et passent avec les saisons et pour qui les travaux les plus récents, de préférence américains, font toujours références. Watson, l’inventeur du comportementalisme, a écrit dans les années trente. Il avait le désir et le souhait de faire de la psychologie une science « dure » enfin débarrassée des concepts flous et de ce qu’il considérait comme les obscurités de la philosophie et de la psychanalyse. Mais peut peut-on produire un savoir débarrassé des présupposés de son époque ? Watson échoue et ne réussit à produire qu’un discours raciste, misogyne, homophobe, stigmatisant les pauvres et d’un déterminisme douteux. Jugez sur pièce:

Extrait de « Behaviorisme » de John Watson publié en 1930 :
Les traits mentaux sont-ils héréditaires ?
« Considérez les musiciens qui sont fils de musiciens ? Considérez Wesley Smith, le fils du grand économiste John Smith ; c’est bien le fils de son père ? » Le behaviorisme refuse de reconnaître les traits « mentaux », les dispositions ou les tendances. Il ne voit pas l’utilité de soulever la question de l’hérédité du talent sous sa forme ancienne (c’est à dire sous la forme de l’hérédité et de la transmission des gènes).
Wesley Smith fut plongé précocement dans un environnement saturé de questions économiques, politiques et sociales. Il était très attaché à son père. Le chemin qu’il suivit fut très naturel. Il s’engagea dans cette voie pour la même raison que votre fils devient homme de loi, docteur ou politicien. (Quand le père est cordonnier, coiffeur ou balayeur (…) le fils ne suit pas si volontiers ses traces, mais cela est une autre histoire.) Pourquoi Wesley Smith a-t-il atteint la notoriété alors que tant de fils qui ont des pères éminents n’arrivent pas à leur niveau ? Est-ce que ce fils particuliers a hérité des talents de son père ?
Il y a des milliers de raison, mais aucune ne permet d’affirmer que Wesley Smith a hérité du « talent » de son père. Supposons que Wesley Smith ait eu trois fils qui, par hypothèse, auraient eu la même constitution anatomique et physiologique, que chacun aurait pu développer la même organisation (habitudes) que les deux autres. Supposons encore que les trois aient commencé dès l’âge de six ans à travailler sur les sciences économiques. Voici comment les choses auraient pu se dérouler : l’un fut adoré de son père. Il suivit ses traces et le dépassa. Deux ans après, le second fils vint au monde, mais le père était occupé avec l’aîné. Le second fils fut choyé par la mère, qui était de plus en plus délaissée par son mari et qui consacrait son temps au second enfant. Celui-ci ne put suivre aussi étroitement les pas de son père ; il fut naturellement influencé par ce que faisait sa mère. Il abandonna très tôt l’étude des sciences économiques, entra dans la société et devint en définitive, un « lézard de salon ». Le troisième fils qui naquit deux ans plus tard, n’était pas désiré. Le père était occupé avec l’aîné et la mère avec le second. Ce troisième fils fut également initié à l’économie mais, recevant peu d’attention de ses parents, il allait tous les jours dans les logements des domestiques. A trois ans, une servante sans scrupule lui avait dit de se masturber ; à douze ans, le chauffeur en fit un homosexuel, plus tard au contact de voleurs, il devint pickpocket, un homme de paille, puis un drogué, et mourut de paralysie générale dans un asile.
Sur le plan héréditaire, il n’y avait rien de défectueux pour aucun d’entre eux. Tous, par hypothèse, avaient des chances égales à la naissance. Tous pouvaient être pères de beaux enfants pleins de santé si leurs femmes respectives avaient été en bonne santé. » (( JOHN WATSON, « Le Behaviorisme », (1930), CEPL, Coll. « Les classiques de la psychologie », 1972, p 75 et 75)).

Document

En 1970, Laborit demande a rencontrer Dali. Extrait de l’entretien entre le maître et le scientifique: