La honte
Ingmar Bergman
Avec Max von Sydow (Jan Rosenberg), Liv Ulmann (Eva Rosenberg), Gunnar Bjornstrand
L'intrigue
Un couple de musiciens, Jan et Eva Rosenberg, vivent seuls sur une île, loin du monde, quand la guerre qui se déclare les emporte dans la tourmente : Arrestation, déportation, interrogatoire, tortures, menaces, trahison… La vie bascule.
Photos et vidéos extraites du film
La guerre comme métaphore du couple
Publié le par Pascal Laëthier
En 1968, Bergman a 50 ans, « La honte » est son 29ème film. Il partage son existence entre le théâtre et le cinéma. Il a rencontré Liv Ullmann, une jeune actrice Norvégienne avec qui il a déjà tourné deux films et qui est devenu la mère d’une de ses filles. « La honte », lui permet de renouer avec ses habituelles obsessions, mais dans un contexte différent de ses précédentes réalisations. L’histoire se passe en pleine guerre. Ingmar Bergman est né en 1918. La Suède s’étant tenue à l’écart du deuxième conflit mondial, Bergman n’a jamais connu ce type de conflit. Pour quelles raisons place-t-il son intrigue dans un contexte si tragique? Pourquoi donner un cadre si spectaculaire à son récit ?
Bergman cherche une suite à « Persona » (1965) qui a marqué un tournant décisif dans sa carrière. En deux ans, de 1968 à 1969, il tourne quatre films coup sur coup. Parmi eux, « L’heure du loup » (1968), « La honte » 1968, et « Une passion » (1969) qui abordent le même thème obsédant et répétitif du couple et de son irrépressible destruction.
D’après Liv Ullmann « La honte » est un formidable plaidoyer contre la guerre et son absurdité1 Le film est contemporain de l’époque de la guerre du Vietnam et nul doute que Bergman a cherché à inscrire son film dans l’esprit de l’époque. Assayas défend une autre thèse, d’après lui la guerre ne serait que la projection dans la réalité du film de l’imaginaire intérieur du couple qui envahit l’espace et le contamine, un délire à deux en quelque sorte.2
Le quatrième film de cette courte période, qui s’intitule « Le Rite » (1969), tourné avec Ingrid Thulin et Gunnar Björnstrand est moins psychologique et plus politique. Il est à mettre en rapport avec l’histoire de la Suède pendant cette période. « Le rite » raconte l’histoire d’un procureur qui interroge et persécute une troupe de comédiens et exige qu’ils rendent des comptes sur leur vie et leurs choix sexuels et moraux. Il est possible que « Le Rite » comme « la Honte » soient, pour Bergman, une manière de raconter autrement le drame personnelle vécue pendant les années 70 et dont il fait de récit dans le livre d’entretiens avec Olivier Assayas et Stig Bjökman : « Tout à coup la révolution est arrivée en Suède et tous les jeunes et tout le monde ne pensait plus que Mao. A l’époque j’enseignais ici, à l’école de théâtre3 (…) Je leur ai dit : « Essayez de comprendre, Vous devez apprendre la technique. Si vous n’apprenez pas la diction, à être sur scène, à tenir vos rôles, vous ne pourrez pas transmettre votre révolution au public parce qu’il ne vous entendra pas. (…) Ils ont sifflé, ils ont agité le petit livre rouge, ils ont dit : « Lisons ce que Mao a à nous dire ». C’était ça la situation… Alors on m’a mis dehors (…) C’était incroyable. Ils étaient partout, dans tout le pays. (…) Et ça a été une véritable catastrophe pour notre vie culturelle, les écoles de théâtre en subissent encore les conséquences. (…) Dans un grand magazine culturel, ils ont littéralement écrit : « Il est temps de pendre Ingmar Bergman et Alf Sjöberg4 à l’horloge sur Nybroplan ». (…) Pour moi, c’était le règne de la folie et bien sûr j’ai assisté à la destruction de cette maison et cela m’a rendu très malheureux. J’en avais été le directeur, Erland Josephson m’a succédé et s’est battu comme un lion pour maintenir le niveau. Mais c’était impossible. Tout d’un coup la tradition devenait quelque chose de très suspect, la tradition était hors du coup… » (( ASSAYAS Olivier et BJÖRKMAN Stig, Conversation avec Bergman, Paris, Editions Cahier du cinéma, 1990, page 86 )).
Bergman, cinéaste reconnu, homme de théâtre et de culture qui représente ce que la Suède compte de plus créatif et moderne se fait doubler par la jeunesse et la nouveauté. Une nouveauté d’autant plus terrible pour lui qu’elle n’engage pas le dialogue et qu’il est impossible de négocier avec elle. Bergman devient brutalement « has been ». Celui qui incarnait l’équilibre réussi entre tradition et modernité est soudain dénigré, rejeté, sali. Bergman en ressort profondément meurtri et ses films en portent la marque.
« La honte » est un de ses films les plus aboutis de Bergman. Il fait preuve d’une maîtrise inégalée et d’un savoir faire d’une redoutable efficacité. Le visage d’Eva Rosenberg ravagée de douleur et hébétée marchant au milieu des cadavres reste l’une des images les plus fortes de son cinéma.5. Sur un plan plus personnel, La honte est hommage respectueux, admiratif et sensuel rendu par Bergman à la femme d’une stupéfiante beauté et d’une incroyable vitalité qui irradie ce film comme elle a traversé sa vie, Liv Ullmann.
- Interview de Liv Ullman, dans le supplément du dvd [↩]
- ASSAYAS Olivier et BJÖRKMAN Stig, Conversation avec Bergman, Paris, Editions Cahier du cinéma, 1990, page 81 [↩]
- Le théâtre Royale dramatique de Stockholm [↩]
- L’autre directeur du Théâtre Royale dramatique de Stockholm [↩]
- On pense au visage de Falconetti dans le « Jeanne d’Arc » de Dreyer [↩]