Clip
Maja Milos
Avec
L'intrigue
Jasna a 16 ans, elle habite dans la banlieue de Belgrade en Serbie et s’ennuie au lycée. Son père est malade et sa mère débordée. Comme ses amies, elle fait la fête et s’intéresse à l’alcool et au sexe, mais c’est surtout Djole, un garçon de son lycée, qui l’attire irrésistiblement et pour lui, elle est prête à tout.
Photos et vidéos extraites du film
La pornographie comme norme et l’amour comme tabou
Publié le par Pascal Laëthier
Le premier mouvement, suite à l’étrange et singulière rencontre que propose Maja Milos, la réalisatrice de « Clip », est le rejet. A la première vision on a l’impression de regarder un montage réalisé avec les chutes d’un film pornographique bon marché. Le film montre ce qui se passe avant et après des scènes de sexe qui sont filmées avec un téléphone portable et dans un style plutôt trash. Le deuxième mouvement est une mise à distance de ce qui a été vu : « Il est possible que ça se passe comme ça dans la banlieue de Belgrade, mais ce n’est pas pareil pour les jeunes de mon entourage, ceux de ma famille ou avec mes jeunes patients. » Mais prenons exemple sur Freud et n’en restons pas aux premières réactions de « dégoût » et rendons nous au-delà de la « barrière du refoulement ».1
Dès le début du film, Jasna, une jeune femme de 15 ans, aborde un garçon de son âge au cours d’une fête. Elle est visiblement intéressée par lui, mais ne laisse rien apparaître de ses sentiments. Elle s’offre à lui comme objet sexuel, sans préliminaire et presque sans parole. Cette scène, parodie laborieuse de l’ordinaire des films pornographiques, se répète tout au long du film. Quel sens donner à l’expression si crue et singulière du désir ? Qu’est-ce que ce désir met en jeu ou en scène ? Pourquoi un tel rabaissement ? Pourquoi ce transport et cette insistance pour un objet d’amour si manifestement distant ? Et finalement, que veut Jasna ?
Maja Milos, la réalisatrice de « Clip » est en née ne 1983, elle a donc un peu moins de trente ans au moment de la sortie du film en 2012. Elle explique la genèse de son projet : « Ce qui m’intéressait, c’était de comprendre ce qui se passait et en quoi les problèmes des adolescents d’aujourd’hui étaient différents de ceux des adolescents de ma génération, j’ai 15 ans de plus qu’eux. Il faut réfléchir sur la société actuelle qui change beaucoup. Je pense que leur génération grandit dans un environnement où les émotions sont taboues, on n’en parle plus, et d’un autre côté la violence est très présente dans les médias. La façon dont perçoit l’intimité a beaucoup changé, l’importance de la mise en scène de soi s’est aussi accrue par rapport à l’époque où j’étais jeune. Se construire à travers les yeux des autres est beaucoup plus important. (…) Les adolescents ont aujourd’hui une vision très précise du sexe, même avant de l’avoir expérimenté. Ils sont entourés d’images pornographiques d’un côté et de l’autre par la vision plus conventionnelle des films grand public qui insistent sur la beauté des corps, et ces deux visions manquent d’émotions et de réalité. C’est donc beaucoup plus dramatique, aujourd’hui quand leur vision du sexe s’imprègne soudain de réalité et d’émotions. Ils pensent qu’ils connaissent tout avant de l’avoir expérimenté. Je ne sais pas si c’est quelque chose de bien ou de mal, c’est juste plus fort qu’avant. Et cela influence bien sûr leur comportement.2
« Clip » n’est pas un « teen-age movie » comme les autres, d’abord parce que la réalisatrice est une femme, ensuite parce qu’elle poursuit avec rigueur et obstination l’objectif qu’elle s’est fixée : rendre compte avec justesse et dans toute sa crudité des effets du désir d’une femme pour un homme et du surgissement de l’amour. « Clip » n’est pas un film « potache », impossible de banaliser son propos et de l’écarter du revers d’un geste moral. Ce n’est pas non plus un film sur la transgression, qui met en scène une provocation ou qui témoigne d’une quelconque complaisance vis à vis de son sujet et c’est d’ailleurs ce qui dérange dans ce projet. Milos conduit au plus loin son questionnement : Qu’est-ce qui pousse une femme à se soumettre avec une telle détermination à la norme pornographique ?3
D’après Katzarov, « ce film précis, rigoureux, nous donne à méditer ceci, que peut être le tabou de la sexualité (c’était hier) aura laissé la place à quelque chose qu’on peut nommer : un ravalement de l’amour. (…) La censure qui déterminait il y a encore cinquante ans, le régime de la représentation cinématographique est inimaginable aujourd’hui où l’on vend de la lessive en même temps que des strings. Mais peut être est-ce autre chose et pas seulement la censure qui était en cause : l’irreprésentable rencontre des courants tendres et sensuels, l’impossible à représenter qui aura induit le cinéma à se développer comme un art de ne pas montrer ou un art de mentir. (…) Cette équivoque de la violence érotique et amoureuse n’est-ce pas le régime d’un mi-dire qui se trouve totalement absent de la pornographie proprement dite, ce qui en fait une autre forme de mensonge ? Or ce que Maja Milos arrive à faire entendre, c’est comment dans un monde de « pornographicisation » généralisée se trouve mobilisée, dans le cas de ses personnages, une logique qui situe précisément la possibilité de l’amour comme scénario forclos. D’où l’inversion : les idéaux pornographiques sont reconnus, assumés, incarnés. Ce ne sont plus les passions sexuelles qu’on refoule, mais l’amour, à la fois comme affect et comme savoir. Affirmation d’un monde où le dégoût (sous-entendu à l’endroit du sexe) n’aurait plus le droit d’exister. Et peut être que ce destin de la pulsion amoureuse, ce ravalement de l’amour, constitue un des traits majeurs, non pas de l’adolescence, mais de toute la culture érotico-sentimentales de l’époque contemporaine… Bien des discours de nos analysants et nos analysantes en sont traversés.
Ce film aborde ce sujet avec un génie artistique incontestable. Il serait dommage qu’il reste une oeuvre confidentielle, même si, d’un autre côté, (…) cela peut expliquer aussi pourquoi le film encourt le risque d’un tel destin. Cela donne d’autant plus de prix au courage de la jeune réalisatrice de n’avoir transigé en rien.4 »
- C’est l’insistance du psychanalyste Georgy Katzarov et la lecture de l’article remarquable qu’il a consacrée au film qui m’ont incité à y regarder de plus près. Lire l’article de Georgy Katzarov sur Cairn : https://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2013-2-page-131.htm [↩]
- Interview de Milos dans le bonus du dvd, montée par Colomba Poinsignon et intitulé « interview de la réalisatrice ». [↩]
- Jasna incarne à la perfection l’aphorisme de Lacan selon lequel « l’amour c’est donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. Dans le séminaire « De l’un à l’autre » Lacan soutient que l’hystérique « parie » sur la jouissance de l’homme et que c’est de cela dont elle devient captive parce qu’une telle jouissance lui est inaccessible. Ce que Katzarov a mentionné au cours du débat à la suite de la séance de cinepsy consacrée à « Clip » comme étant « la jouissance du surmoi ». [↩]
- KATZAROV Georgy, « Vénus au téléphone » dans La clinique lacanienne n° 24, Paris, Eres, 2013, extrait du tiré à part, page 9, disponible sur le site Cairn : https://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2013-2-page-131.htm [↩]