L’homme qui a perdu son ombre
Alain Tanner
Avec Francisco Rabal (Antonio), Dominic Gould (Paul) Angela Molina , Valeria Bruni-Tedeschi (Anne)
L'intrigue
Paul quitte Paris à la naissance de son fils et se réfugie en Espagne chez son vieil ami Antonio.
Photos et vidéos extraites du film
Perdre l'usage du monde
Publié le par Pascal Laëthier
Alain Tanner est l’un des cinéastes suisses les plus connus, l’un des plus prolixes aussi, il a réalisé une vingtaine de longs métrages. Il est mort le 11 septembre 2022, deux jours avant Jean-Luc Godard, l’autre cinéaste (franco) suisse.
En mai 1968 Tanner est à Paris et réalise avec Jean-Pierre Goretta un reportage sur les évènements.1 Trois années plus tard il réalise La salamandre (1971), un film de fiction qui fait l’effet d’une déflagration : deux journalistes veulent comprendre le monde en train de changer et prennent prétexte d’une enquête sur un fait divers et font le portait de Rosemonde, une femme anonyme, interprétée par Bulle Ogier. Le film révèle Alain Tanner au monde et devient l’un des films emblématiques de l’après 68. Il témoigne du vent de liberté, de révolte, d’invention et d’espoir qui traverse l’époque. Pendant les trente années qui suivent, film après film Tanner reste fidèle à ses idéaux et brosse le portrait d’une génération née avec 68 et défend bec et ongles ses valeurs. Parmi les films sur ce thème : Jonas qui aura 25 ans en l’an deux mille (1976), Dans la ville blanche (1983) (tournée à Lisbonne après une sévère dépression), La vallée fantôme (1987), L’homme qui a perdu son ombre (1991), Fourbi (1995), Jonas et Lila, à demain (1999) et Paul s’en va (2004). Alain Tanner construit avec sincérité et toujours avec talent, parfois avec douleur, une chronique du temps qui passe et de ses doutes face aux transformations du monde. Après la révolte, la découverte, la joie des utopies partagées et l’expérience de la liberté succèdent le désenchantement, la déception, l’incompréhension et l’interrogation d’un l’homme qui perd le lien privilégié qu’il avait avec l’air du temps. Au début des années quatre-vingt, après la parenthèse des années 60/70, la vague libérale déferle sur l’Europe : l’argent, la réussite, le souci de soi, l’individualisme, la surconsommation deviennent les nouvelles « valeurs partagées » qui bousculent celles de la génération d’avant. Une riposte s’organise, mais sur un autre terrain que celui de la génération de soixante-huit : les luttes homosexuelles, lesbiennes, féministes, le combat des minorités, contre les violences sexuelles, les études de genre, celles sur la race, le combat contre le péril climatique et les dérives autoritaires des Etats, deviennent des questions actuelles et Tanner découvre qu’il n’est plus synchrone avec son époque.
Dans le livre intitulé Ciné-mélange Alain Tanner écrit au chapitre : synchronisme.
Nul ne choisit sa date de naissance ni son lieu de naissance. J’ai eu beaucoup de chance en ce qui concerne ma date de naissance. Cette chance a été le synchronisme entre le fragment d’histoire que j’ai traversée et le moment de l’histoire du cinéma où j’ai vécu. C’est la concordance avec les idées qui firent bouger les choses en ce temps-là et que je partageais. Le cinéma est toujours pris dans la pâte du contemporain, il n’y échappe pas. J’étais cinéaste et j’étais synchrone avec le mouvement de la cinéphilie, avec un certain désir du spectateur, avec le débat d’idées qui agitait alors aussi bien la critique qu’une partie du public.
Ce temps traversé, et ce fut la seconde chance, c’était le temps de la modernité, celui où le cinéma était riche en découvertes, en travail et en changement. Ces changements étaient le plus souvent liés à des positions de nature idéologique en rupture avec les courants traditionnels dominants. Puis au fur et à mesure que la modernité était lentement évacuée, et comme j’essayais de rester fidèle à ma façon de travailler. Je devins de moins en moins synchrone. Aujourd’hui, je ne suis plus synchrone du tout. J’en ai fait l’expérience avec mon dernier film, Paul s’en va, incompris et ignoré par le public. Mais compte tenu l’air du temps, je trouve cela plutôt réjouissant. Serais-je synchrone aujourd’hui que je vivrais cela comme une trahison.2 »
En 1972, Tanner réalise Retour d’Afrique. Dans ce film dont les dialogue sont écrit par Alain Tanner, un groupe de femmes discutent devant leur lieu de travail. L’une d’elle annonce qu’elle est enceinte. La discussion rebondit de l’une à l‘autre sur le destin du futur enfant.
– L’avantage avec les mômes, c’est qu’ils te remettent dans le coup tout le temps… si tu ouvres les yeux tu vois tout qui recommence, mais autrement… Ça change, en mieux. Tout va toujours mieux. Si on veut… Pour toi, c’est mieux que pour tes parents, pour tes mômes, c’est mieux que pour toi.
– Si on veut…
– Je parle en général, si c’est pas pour le tien, je parle pour ceux des autres. Du reste, le tien, il n’est pas à toi.
– À qui il est alors ?
– A tout le monde… Quand il sera sorti, tu n’auras aucun droit sur lui. Tu peux juste lui donner un coup de main, mais tu n’as pas le droit de te sacrifier non plus. Ça sert à rien. Il est toujours devant toi.
– Il est pas devant, il est derrière.
– Non, il a 25 ans d’avance sur toi.
– 25 ans de moins, 25 ans de retard, mais non d’avance.
– Réfléchis… D’avance ! Il est loin devant toi, tu peux lui apprendre des choses, mais tu ne peux pas vouloir qu’il pense comme toi… tu ne peux pas savoir comment on pensera demain, dans 25 ans. Les choses ne s’arrêtent pas. Ton môme, il appartient à demain, pas à toi, et s’il te traite de vieilles savates, c’est déjà le signe que tu es dépassé et qu’il faut te recycler un bon coup. Voilà, c’est tout ! Fin du discours sur les mômes et les vieilles savates qui leur servent de parents et comment les vieilles savates ont tout à apprendre de leurs mômes qui ne leur appartiennent pas.
20 ans plus tard, Tanner réalise L’homme qui a perdu son ombre (1991), un film personnel, un témoignage intime remarquable qui reprend la structure de La salamandre sous une forme inversée ((Alors que Fourbi (1995) reprend la même intrigue vingt ans plus tard)): dans La salamandre, deux hommes partent à la recherche de l’époque en faisant le portait d’une femme alors que dans L’homme qui a perdu son ombre ce sont deux femmes partent à la recherche d’un homme qui a fui après la naissance de son fils. Le monde a changé, le ton est désenchanté, les personnages masculins sont perdus et fuyants, leurs révoltes semblent désespérées ou puériles et centrées sur eux-mêmes, alors que les deux personnages féminins jouent un jeu auxquels elles ne croient plus.
Le vieil homme (Francisco Rabal) juge sévèrement son jeune ami (Dominic Gould) qui s’est réfugié chez lui. Le vieil homme s’assied un balai à la main.
– Je suis fatigué, c’est le moteur qui cale…
– Laisse-moi faire. (Il lui prend le balai des mains)
– …Je ne suis pas le seul… et puis quand tu dois refaire les choses dans la vie, ça use… Toi tu ne crois plus en rien.
– Moi ? Penses-tu, je crois en plein de choses, à toi par exemple… (…) j’aime aussi les nuages, les villes, les déserts, j’aime tout…
– Tu aimes tout, mais tu ne crois plus en rien. Tu ne crois plus au monde… au progrès.
– Ah!
– Tu vois, tu as abandonné, tout le monde abandonne… Plus personne n’a une idée. Quand on fait des choses sans idée, quand on ne sait plus pourquoi on les fait, on dit que c’est comme un homme qui a perdu son ombre… (…)
– Elle reviendra demain avec le soleil…
– Non, même avec le soleil, elle ne reviendra pas… Paul, tu es un homme qui a perdu son ombre.
– On est tous comme ça maintenant.
– Oh non ! Pas moi… Pas moi…
Vous trouverez ci-dessous, le lien avec un excellent documentaire de la télévision suisse sur Alain Tanner réalisé par Jacob Berger en 2012 : https://www.rts.ch/play/tv/sur-les-docs/video/cinema-suisse-alain-tanner-episode-110-saison-2012?urn=urn:rts:video:10903597
Pour plus d’informations sur les films et la carrière d’Alain Tanner, voici le lien avec le site crée par Alain Tanner, ses amis et collaborateurs qui lui est consacré : https://alaintanner.ch/1991-lhomme-qui-a-perdu-son-ombre/
- Voir le reportage d’Alain Tanner et Jean-Pierre Goretta en suivant ce lien : ((https://www.rts.ch/archives/tv/information/continents-sans-visa/9489889-mai-68-a-paris.html. [↩]
- Alain, Tanner, Ciné-mélanges, éditions du seuil. 2007, page 139. [↩]