Je verrai toujours vos visages

Jeanne Herry

Avec Suliane Brahim, Gilles Lelouche, Miou-Miou, Jean Pierre Daroussin, Adèle Exarchopoulos, Dali Benssalah, Leila Bekhti, Elodie Bouchez, Fred Testot, Denis Podalydès

Couleurs - 2012 - DVD

L'intrigue

Pour les victimes, les effets des actes de violence et des traumatismes ne s’arrêtent pas avec le procès en justice et l’énoncé du verdict, ils se prolongent parfois longtemps après les faits. En France depuis 2014, un dispositif appelé justice restaurative propose des rencontres entre victimes et auteurs d’infraction pour dialoguer. Ces rencontres sont strictement encadrées par des professionnels.
Après une enquête approfondie sur les médiations proposées par la justice restaurative, Jeanne Herry, la réalisatrice de Pupilles (2018), a écrit un scénario et mis en scène une reconstitution de ces rencontres avec des comédiens. On assiste au fonctionnement de ce dispositif de parole. A l’incompréhension, le silence et la colère succèdent les mots, l’espoir, la prise de conscience et la confiance retrouvée.

  • Dali Benssalah (Nassim), Nema Mercier (Gabrielle), Birame Ba ( Issa) et Fred Testot (Thomas)

  • Miou Miou (Judith) et Leila Bekhti (Nawelle)

  • Gilles Lelouche (Grégoire)
  • Birane Ba (Issa) et Dali Benssalah (Nassim)

  • Gilles Lelouche (Grégoire)

  • Elodie Bouchez (Judith) et Denis Podalydes (Paul)

  • Dali Benssalah (Nassim), Fred Testot (Thomas), Nema Mercier (Gabrielle) Miou-Miou (Sabine), Gilles Lelouche (Grégoire)
  • Leila Bekhti (Nawelle)

  • Elodie Bouchez (Judith)

  • Dali Bensalah (Nassim)

  • Adèle Archopoulos (Chloé)
  • Raphael Quenard (Benjamin)

  • Je verrai toujours vos visages - Affiche

  • Gilles Lelouche (Grégoire)
  • Dali Benssalah (Nassim), Fred Testot (Thomas), Nema Mercier (Gabrielle) Miou-Miou (Sabine), Gilles Lelouche (Grégoire)
  • Adèle Archopoulos (Chloé)

Je verrai toujours vos visages

Une directive européenne sur la justice restaurative a été votée dès novembre 2015. En France, la garde des sceaux, Christiane Taubira a devancé l’échéance et la justice restaurative est entrée dans le code de procédure pénale avec la loi d’août 2014. D’après cette loi, toute victime et tout auteur d’une infraction peuvent se voir proposer, sous réserve qu’ils reconnaissent les faits, une mesure de justice restaurative. La justice a la possibilité de mettre en place un dispositif permettant à une victime ainsi qu’à l’auteur d’une infraction de participer activement à la résolution des difficultés résultant de l’infraction, et notamment des préjudices de toute nature ((Christophe Béal, Justice restaurative et justice pénale, la revue Rue Descartes, n° 93, Editions Collège international de Philosophie, 2018)).
D’après Noémie Micoulet de l’Institut français de justice restaurative (IFFJR) qui a participé à l’écriture du scénario du film : L’idée, c’est que l’auteur de l’infraction s’est coupé de la société par le trouble qu’il a commis. Il faut rebâtir le lien entre la société et lui, mais également entre la victime et lui. Non seulement par le dédommagement, ce qui est prévu, mais de façon symbolique et psychologique ((extrait de l’interview de Noémie Micoulet dans le dossier de presse du film Je verrai toujours vos visages.)). Au moins deux sortes de mesures ont été mises en place : d’une part des cercles de rencontres entre victimes et auteurs d’agression (trois ou quatre victimes et trois ou quatre condamnés sont mis en présence de deux animateurs et de deux autres personnes bénévoles) et d’autre part les médiations restauratives (la victime échange avec son agresseur par l’intermédiaire d’un intervenant et dans certains cas, il a la possibilité de le rencontrer). La préparation des groupes de rencontre s’étale généralement sur deux ou trois mois, à raison de trois entretiens avec chaque participant, alors que la préparation à la médiation peut durer plusieurs années. Toutes les médiations n’aboutissent pas à une rencontre en face à face entre victime et agresseur. Depuis 2017, seul 69 médiations ont abouti à ce type de rencontre ((Informations du dossier de presse de je verrai toujours vos visages)). D’après Noémie Micoulet : La médiation restaurative ce n’est pas uniquement un contact physique, ce peut être un échange de lettres, des mots ou des questions que les professionnels se chargent de faire passer de l’un à l’autre. (…) Est-ce que les deux personnes en question seront en mesure de recevoir ce que l’autre a à dire ? L’une des deux aura-t-elle les ressources nécessaires pour faire face à la situation ? C’est en cela que se posent les conditions de sécurité. (…) Si on réalise que quelqu’un n’a pas les ressources nécessaires pour préparer, participer à la rencontre de médiation. Il est de notre responsabilité de ne pas continuer. En 2022 1686 personnes ont été formées pour coordonner et animer ces mesures, la plupart sont bénévoles. Dans le film Suliane Brahim et Jean-Pierre Darroussin joue le rôle de CPIP (conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation) qui la plupart du temps effectuent ces missions en dehors de leur temps de travail. (…) Ils exercent des activités diverses divers ; psychologues, éducateurs spécialisés, juristes, directeur d’association. ((Ibid)).

Les principes et le processus de justice restaurative ont été imaginé dans les années soixante-dix dans les pays anglo-saxon. Il s’agit d’une nouvelle manière de penser la justice (un nouveau paradigme) qui oblige à changer d’optique d’après Howard Zehr. La justice pénale classique considère les délits uniquement comme des transgressions de la loi faisant l’objet de sanctions légales imposées par l’autorité publique, aujourd‘hui l’autorité judiciaire tente de considérer les conflits d’une manière différentes en prenant en considération les besoins et les intérêts des victimes et des condamnés. La priorité n’est pas de punir, d’infliger un traitement afflictif, mais de remédier aux dommages subis par les victimes, de les aider à surmonter leur vulnérabilité, de reconstituer le lien social, en bref, de rétablir tout ce que le délit est venu altérer. ((Christophe Béal, Justice restaurative et justice pénale, Revue : Rue Descartes, n° 93, Editions Collège international de Philosophie, 2018 )).
L’intention est noble et milite pour une justice plus humaine et plus à l’écoute des préoccupations des citoyens, mais comment penser et la place de ces deux conceptions de la justice que tout oppose en apparence ? Dans un ouvrage publié dans les années quatre vingt dix Howard Zehr, l’un des fondateurs de la justice restaurative aux Etats-Unis dresse un tableau saisissant et fait apparaître l’opposition entre les deux modèles de la justice :
Dans le processus de la justice rétributive (basé sur la punition) le crime est une violation des lois de l’État et la justice cherche à établir la culpabilité et à punir l’infraction. L’auteur de l’infraction est confronté à l’État et c’est la loi et les intentions définissent le jugement. Il s’agit d’un conflit entre le justiciable et la justice.
La justice restaurative repose sur la restauration et la contribution des victimes et des délinquants. Le crime est une atteinte aux personnes et aux relations. La justice a pour mission d’identifier les besoins et les obligations de chacun. La justice recherche le dialogue et l’accord mutuel entre les parties et donne aux victimes et aux auteurs d’infraction un rôle central à conditions que la responsabilité du coupable soient assumées.
Christophe Béal : Le postulat de base de la justice restaurative est que des parties en conflit peuvent se rencontrer dans un climat de compréhension et de respect mutuel et trouver une solution constructive ». Loin du formalisme des procédures pénales classiques au sein desquelles les personnes concernées demeurent le plus souvent passives, les dispositifs de justice restaurative ont un caractère inclusif, participatif et délibératif qui contribue à l’empowerment des sujets et des communautés. ((ibid)).
Pour certains, la justice restaurative s’inspire de pratiques ancestrales des Indiens du Canada, il semble pourtant que le concept « d’empowerment » (autonomisation, responsabilisation, émancipation), sur lequelle repose cette pratique ait des origines plus récentes. La justice restaurative à été inventée et théorisée par Howard Zehr dont le père est un pasteur Mennoniste. Les Menonnistes comme les Amish, sont des protestants radicaux et pacifistes originaires des Pays Bas et d’Alsace. D’importantes communautés menonnistes se sont installées au Canada et aux Etats-Unis au 17ème (Pennsylvanie). Ils sont anabaptistes, c’est-à-dire qu’ils refusent la pratique du baptême des enfants et accordent une importance particulière à la conversion individuelle adulte, qu’ils appellent l’expérience de la rencontre avec Dieu, une cérémonie religieuse, symbolique et collective qui repose sur la participation individuelle et positive de chacun des individus qui célèbre le partage de valeurs communes (une communion) quelque soit l’origine sociale, la race et la religion des participants. C’est d’ailleurs ce que le film met en scène : une messe laïque ritualisée et cadrée où une poignée d’élus égarés prennent conscience, se convertissent (variante du retournement dialectique hégelien) et célèbrent leur retour au sein de la communauté sans rien attendre en retour.
Pour certains juristes, la justice restaurative ne serait qu’une dérive néolibérale de la justice, comme si l’État abandonnait à la société civile la tâche de préserver la paix sociale par des procédures informelles et infrajudiciaires ((Christophe Béal, Justice restaurative et justice pénale, Revue : Rue Descartes, n° 93, Editions Collège international de Philosophie, 2018)). Pour d’autres la justice restaurative risque de n’être qu’un simple aménagement superficiel et pour être efficace elle nécessiterait une refonte complète des sanctions pénales et de l’institution judiciaire. Sans modification profonde su système judiciaire et sans changer quoi que ce soit à la logique pénale dominante, risque de vider la justice restaurative de sa substance. ((Ibid))

Christophe Béal conclut son article sur la justice restaurative : La justice restaurative ne peut se réduire à des pratiques qui viendraient compléter le système pénal existant. Elle n’implique pas non plus son abolition, mais plutôt une réforme profonde des sanctions pénales et du fonctionnement de l’institution judiciaire. Vouloir greffer des mesures restauratives sans modifier notre conception de la pénalité, sans changer quoi que ce soit à la logique pénale dominante, risque de vider la justice restaurative de sa substance. C’est l’ensemble de la justice pénale qui doit être pensé à partir d’une théorie normative de la justice restaurative. La justice restaurative, comme l’affirme James Dignan, pourrait ainsi « contribuer à une transformation à long terme de la justice pénale et du système pénal, dans l’intérêt des victimes et des auteurs d’infraction, et ainsi obtenir l’adhésion de tous ceux qui sont en faveur d’une réforme pénale, indépendamment de sa capacité à réduire la récidive.

Il ne fait pas de doute qu’indépendamment de son origine religieuse et communautariste et des aléas de sa mise en place sur le territoire français, la justice restaurative répond à une demande des victimes et de certains prévenus qui saisissent l’opportunité d’une pratique de la parole libre et en quelque sorte « en pure perte » pour mettre à jour la part qui leur appartient dans ce dont la société les accuse et parviennent à prendre en main leur destin. Cette pratique libératrice pour ceux qui en bénéficie ne peut que fonctionner à la marge d’un appareil judiciaire et d’un système pénitentiaire dont la fonction première est de réprimer et de punir ceux qui enfreignent, la loi la majorité des détenus n’ayant pas les possibilités psychiques d’élaborer, ni même de concevoir les conséquences des faits qui leur sont reprochés.

Quelques chiffes pour donner une réalité au contexte dans lequel la justice restaurative est pratiqué en France.
D’après une étude du ministère de la justice de 2023, il y 23,6 % d’étranger dans les prisons françaises (pour un quota de 7% d’étrangers dans la population française).
51,2% des détenus ont un père né hors de France
44,5% ont une mère née hors de France
D’après une étude de direction de l’administration pénitentiaire de 2009 
9% des détenus ne parle pas ou mal le français.
11,5 % sont illettrés
49% n’ont aucun diplôme
Les résultats de l’étude Santé mentale en population carcérale sortante (SPCS) du 3 décembre 2022, révèlent que les troubles thymiques (troubles de l’humeur – dépression et bipolarité) touchent 30% des détenus hommes, 32% des hommes interrogés ont des troubles anxieux, le trouble de stress post-traumatique touche 11 % des hommes et 49 % des détenus souffrent d’une addiction à leur sortie de prison. (Le Monde du 15 décembre 2022).

96,7% des détenus sont des hommes. Les femmes qui représentent 3,3% des détenus présentent des troubles psychiques plus sévères que les hommes.
Au 1 juillet 2023, le nombre des détenus dépasse 74 500 prisonniers, un record historique qui lui a valu une condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme.
L’administration pénitentiaire ne disposant que de 60 666 places, la densité carcérale est de 123%. Un certain nombre détenu dorment sur des matelas posés à même le sol.
Les détenus en attente de jugement, donc présumé innocent, représentent 27% du nombre total des détenus (Le Parisien du 31 juillet 2023).

En résumé : on trouve dans les prisons françaises une forte majorité d’hommes, jeunes, pauvres, avec des liens familiaux ténus ou inexistants et fréquemment sans emploi au moment de l’incarcération. Ils sont d’un niveau scolaire inférieur à la moyenne, une majorité d’entre eux sont issus de l’immigration et la proportion d’étrangers parmi eux est importante. Les deux tiers des hommes et les trois quarts des femmes qui sortent de prisons ont au moins un trouble psychiatrique et la moitié des hommes et plus de la moitié des femmes présentent une addiction au moment de leur libération.

Le film est tourné avec 3 ou 2 caméras, en grande partie en studio et avec des comédiens connus. Jeanne Herry a choisi une mise en scène qui gomme volontairement tout aspect documentaire à son film et lui donne des allures de fiction spectaculaire. La réalisatrice fait part de son ambition sans ambiguïté dans le dossier de presse : Je ne fais pas ces films pour parler de l’adoption (Référence à Pupille (2018) son film précédent) ou de la justice restauration. Le fond me touche, mais c’est d’abord le cinéma qui m’importe. Ce sujet, je le choisis car je pressens que je vais pouvoir y planter des graines de romanesque et qu’il va m’offrir la possibilité de faire un bon film. Elle ajoute, les thèmes choisis sont un terrain de jeu très intéressant : le cadre idéal pour écrire un film fort, avec des enjeux très relevés, des scènes d’action psychologique, des espaces de dialogue, tout ce que j’aime. 
La réalisation maitrisé, soigné, subtile, efficace nous entraine dans un bain de sensations, d’émotions et d’empathie et repose sur le spectacle de l’« empowerment ». Sont mélangées avec virtuosité et efficacité les trois différentes « actions » que le film présente : les échanges au sein d’un groupe de rencontre entre trois victimes et trois détenus, une médiation entre une femme et son violeur et des moments de vie entre les intervenants au café, dans leurs véhicules ou au domicile pour aérer et donner un peu de respirations à l’ensemble. C’est le rythme, l’émotion, le suspens sont privilégiés au détriment de la réflexion ou même de la simple compréhension de ce qui est montré sur l’écran : peu de spectateurs font la différence entre les groupes de rencontre et la médiation restaurative une fois le spectacle terminé, ce qui pourtant constitue la matière et le sujet même du film.
Une autre réflexion qui n’est pas sans rapport avec « la manière » du film m’est venue à la lecture du dossier de presse. Il était à peu près clair pour moi et quelques autres après la projection du film que son sujet et l’objet de la justice restaurative était la pratique de la parole et ses effets, mais il ne semble pas que ce soit l’avis de Jeanne Herry qui s’intéresse au fonctionnement du cerveau. La réalisatrice donne une définition précise et surprenante de ce qui est en jeu pour elle dans la justice restaurative : cette réparation par le collectif et la recréation du lien a beaucoup de points communs avec la plasticité qui lui permet de se réparer en recréant des connexions. Il s’agit donc de recréer par les échanges collectifs des liens qui, grâce à la plasticité du cerveau, permettent de se réparer avec la création de nouvelles connections. Si un détenu est en prison à la suite d’un méfait, il ne s’agit pas d’un individu responsable devant la loi, ni d’un sujet face à un problème morale, il s’agit de se réparer par le collectif grâce à plasticité cerveau avec la création de nouvelles connections. Le lien social et humain, le rapport à l’autre qui caractérise notre espèce est ramené, rabaissé au niveau du fonctionnement du cerveau comme machine.