Prisonniers du passé

Mervyn Leroy

Avec Ronald Colman (Smithy, Charles Rainer), Greer Garson (Paula Rigdeway)

Noir et blanc - 1942 - DVD

L'intrigue

Le 11 novembre 1918, jour de l’armistice, Paula, une chanteuse de cabaret, rencontre un soldat traumatisé et amnésique échappé d’un asile et décide de le secourir. Il retrouve ses facultés intellectuelles, mais pas sa mémoire d’avant la guerre. Ils se marient. A la suite d’un accident automobile, Charles retrouve la mémoire de sa vie d’avant et oublie celle qu’il a vécue avec sa femme. Paula fait des recherches, retrouve Charles, devenu riche capitaine d’industrie et devient sa secrétaire. Le psychiatre qui soigne Charles conseille à Paula de ne rien lui révéler de son identité pour éviter le risque d’un nouveau choc psychique. « L’élan ne peut venir que de lui », Charles garde toujours avec lui une clef retrouvée dans sa poche et qui date de l’époque où il vivait avec Paula, mais il ne sait pas quelle porte elle ouvre.

  • Ronald Colman (Smithy) et Greer Garson (Paula Rigdeway)

  • Ronald Colman (Smithy et Charles Rainer)

  • Greer Garson (Paula Rigdeway) et Ronald Colman (Smithy et Charles Rainer)

  • Ronald Colman (Smithy et Charles Rainer) et Susan Peters (Kitty)

  • Greer Garson (Paula Rigdeway)

  • Ronald Colman (Smithy et Charles Rainer)

  • Susan Peters (Kitty) et Ronald Colman (Smithy et Charles Rainer)

  • Mervyn Leroy

  • Prisonniers du passé Affiche

Femmes actives et masochisme féminin

Mervyn Leroy, réalisateur américain né en 1900 est considéré comme un cinéaste important dans son pays alors que la critique française n’a longtemps vu en lui qu’un « administrateur de films » (( La citation est extraite d’une interview de Dalio à propos de Hawks : « A la différence de ces administrateurs de films avec lesquels j’ai parfois travaillé et que sont Henri King, Thorpe, Walter Lang et Mervyn Le Roy, etc. » : Visages du cinéma, 1963 n°1, cité Jean A. GILI, Howard Hawks, Seghers, Col. cinéma d’aujourd’hui, 1971, P 136 )) besogneux et sans intérêt (( Leroy est un réalisateur prolifique, il a réalisé 6 longs métrage pendant l’année 1931, il a aussi produit « Un jour au cirque » (1939), film des Marx Brother réalisé par Edward Buzzell. « Son professionnalisme lui permit de s’adapter à tous les genres passant avec une grande aisance de films à petits budgets à d’autres plus prestigieux ou ambitieux. Il fut même surnommé à cette époque « The Boy Wonder » au vu de sa facilité à rendre rentables des productions au départ peu onéreuses. » Extrait de Portrait de Mervyn Leroy de Eric Maurel : http://www.dvdclassik.com/article/portrait-de-mervyn-leroy )). « Prisonniers du passé », le plus grand succès commercial de l’année 1943, est un film ignoré ou éreinté par la critique française (( « interminable et insupportablement bavarde histoire d’amoureux amnésique » : Jean Pierre COURSODON et Bertrand TAVERNIER, 50 ans de cinéma américain, Nathan, Col. Omnibus, 1995, page 628 )), il fait partie des films que Leroy a réalisés à l’époque où il était sous contrat avec la Métro, période considérée comme la plus académique de l’auteur. Ce « mélodrame romantique » est plus subtil qu’il n‘y paraît, il collectionne toutes les caractéristiques du genre : image d’une Angleterre champêtre reconstituée en studio à Hollywood sur des toiles peintes, prédilection pour la pluie, le brouillard, les arbres en fleurs et les rues aux pavés humides, gros plans de visages flous avec des larmes qui roulent sur les joues et l’indispensable scène où les amants se séparent sur le quai d’une gare au moment où le train démarre. L’usage que fait Leroy de ces figures imposées du « mélo », utilisées ici comme contrainte, stimule sa manière. Il mène sa narration sans faillir avec un sens rare de l’ellipse et conduit son entreprise avec une précision, une sobriété et une efficacité subtilement dosée. ((Leroy est plus simple et peut être moins subtil que Douglas Sirk, il n’entretient pas avec les éléments qu’il manipule le rapport ambivalent que l’on trouve chez Sirk, ce « trop », cet excès manifeste qui caractérise Sirk))
L’histoire de ce soldat traumatisé et amnésique pris en charge et sauvé par une chanteuse de cabaret, réalisé en 1943, témoigne du nouveau regard porté sur les traumatismes de guerre. Pendant le premier conflit mondial, le traumatisme est considéré comme un obstacle au retour au combat des soldats avec une forte suspicion de tromperie, au cours de la seconde guerre mondiale le traumatisme est pris au sérieux, considéré comme une blessure psychique et traité comme telle. (( Deux films permettent de comparer la différence de traitement du traumatisme de guerre aux deux époques : le premier, sur le premier conflit mondial est une fiction de Tavernier qui s’intitule « La vie et rien d’autre » (1989), et le second sur l’après 1945 est un documentaire de John Huston sur le traitement des traumatisés de guerre après leur retour aux USA qui s’intitule : « Let there be light » (1946) que l’on peu consulter sur youtube : https://www.youtube.com/watch?v=V053YGwE6dU )).
« Prisonniers du passé » montre un soldat qui souffre d’amnésie suite à un traumatisme de guerre sans que l’on puisse décider si ce trauma est la conséquence d’une blessure physique ou d’un effraction psychique ou des deux conjointement. On constate que Charles a non seulement perdu sa mémoire, (il ne se souvient plus de son nom), qu’il a des difficultés d’élocution et qu’il a des troubles affectifs ou troubles de l’humeur, (il a des absences, il est souvent hébété et sous le coups d’une sorte d’effondrement). La fin heureuse du mélodrame correspond à la résolution de l’énigme du traumatisme, ce qui signifie que les auteurs ont privilégié la piste du traumatisme psychique. La scène finale, émouvante, élégante et sophistiquée, est l’un des exemples remarquables de présentations de la levée du refoulement au cinéma. (( On peut citer, (liste non exhaustive) : « Pas de printemps pour Marnie » d’Hitchcock, « Freud passion secrète » de Huston, et « Des gens sans importance » de Redford et « La fosse aux serpents » de Litvack. ))
Paula, l’héroïne du film, se met au service d’un homme sans mémoire qu’elle fait renaître à la vie, puis qu’elle perd et enfin qu’elle s’active à reconquérir. Au premier coup d’œil, « Prisonnier du passé » est un film plutôt « macho » et très « hétéro-normé » puisque le comportement de Paula correspond à celui de l’épouse généreuse, dévouée, aimante et soumise qui se range derrière la figure de son mari et l’ordre qu’il représente. Son statut est à l’opposé de celui des femmes fatales, des garces, des aventurières et des courtisanes des femmes qui peuplent le cinéma des années trente.
L’actrice Greer Garson qui joue le rôle de Paula, est une comédienne de théâtre anglaise à la chevelure rousse engagée en 1937 à la MGM par Louis B. Mayer pour jouer les rôles de femmes dignes et courageuses « au port aristocratique », image de femme qui correspond aux attentes du public pendant la période troublée qui s’annonce. Greer Garson incarne l’idéal du « mythe romantique familial » et remporte un franc succès pendant toute la période de la deuxième guerre mondiale. Elle est l’incarnation de « l’être de la femme » dont parle Freud à propos du concept discuté de « masochisme féminin ». Sa carrière s’essouffle dès la fin des années quarante et Greer Garson disparaît lentement des écrans.
Paradoxalement, « Prisonnier du passé » témoigne d’un regard nouveau porté sur les femmes. Leroy montre une femme qui agit et prend en main son destin dans un contexte de guerre, époque de grand bouleversement où tout vacille et semble possible. Elle s’active pour être reconnue des hommes qui l’entourent, sa valeur ne repose pas exclusivement sur son charme ou son physique et doit se battre pour réussir, elle ne compte que sur elle-même et met en avant ses compétences. Position paradoxale de refus forcené de la passivité et de soumission à un ordre patriarcal. Paula développe une extraordinaire activité pour faire naître ou renaître l’homme diminué qu’elle a choisi pour s’effacer ensuite derrière la figure de maître qui apparaît et se soumettre aux valeurs qu’il représente. Au point d’ailleurs qu’on peut s’interroger sur l’image d’homme que décrit Leroy dans ce film, Charles est un être blessé, diminué, dégradé, perdu, errant et hébété dans une histoire qu’il subit et dont il ne tient rien. Il est littéralement redevenu nourrisson et relégué à un rôle passif. Cette image d’homme rabaissé a peut être un rapport avec « l’oubli » de ce film par les cinéphiles français.
« Prisonniers du passé », raconte une histoire qui se passe en Angleterre, le scénario est écrit à partir d’un roman de James Hilton, écrivain né en Angleterre devenu scénariste à Hollywood, les deux scénaristes (Claudine West et Georges Froeschel), d’origine anglaise, sont des spécialistes de films hollywoodiens sur l’Angleterre, enfin Greer Garson et Ronald Colman sont deux comédiens de théâtre anglais émigrés aux Etats-Unis. (( Ronald Colman est un acteur de théâtre mobilisé sur le front en France en 1914, il est blessé à la cheville et démobilisé. Il poursuit sa carrière d’acteur, émigre aux Etats Unis et travaille à Hollywood dès les années vingt où il incarne des rôles de gentleman sophistiqué au charme « british ». ))
Paula est une héroïne Anglaise qui traverse une époque troublée pleine de bouleversements. On peut tenter un rapprochement entre le personnage de Paula et l’un des courants dominants de la psychanalyse anglaise, le courant Kleinien, qui bien que se revendiquant de Freud met l’accent sur la mère. Alors que Freud place au centre de la scène le père et le complexe d’Œdipe donc un certain rapport à l’altérité et à la loi, Mélanie Klein et ses élèves (Joan Rivière, Balint, Winnicott, Bowlby, Bion, etc.) se préoccupent avant tout de la mère pour elle-même et de la relation à deux avec son partenaire. La mère devient le personnage central qui se doit d’être « suffisamment bonne » selon l’expression de Winnicott. Le père est mis de côté, ignoré, voire refoulé, (« unterdruck » en allemand c’est à dire littéralement « tombé dans les dessous ») et disparaît de la scène. Cette femme « mère », apparemment seule en scène avec son objet d’amour est pourtant soumise à une loi, puissance surmoïque, la « loi des hommes » dont la présence ne fait pas de doute et qui dépasse la fonction paternelle que définit le complexe d’Oedipe. A quoi correspond cette place impossible à laquelle est assignée Paula ? Pourquoi cette soumission quasi masochiste à un ordre du monde où les hommes ont tous les pouvoirs ? Le film fait de la situation de Paula le résultat d’un déterminisme historique et social, mais peut-être n’est-il pas sans rapport avec les difficultés de Freud à situer le désir de la fille face au père dans son élaboration théorique.

Précisons que les deux scénaristes du film sont Claudine West et Georges Froeschel : Claudine West, de son vrai nom Claudine Godger, est née à Nottingham en Angleterre et émigre aux USA en 1929. Elle travaille pour la Métro où elle est une spécialiste des films qui racontent l’Angleterre. (( Claudine West est également la scénariste de « Madame Miniver » (1942) film américain de Wyler, dans lequel Greer Garson joue le rôle principal, c’est un film sur le courage des femmes anglaises qui « s’activent » dans la défense « passive ». )) Claudine West est décédée en 1943 à Beverly Hills.
Georges Froeschel est le scénariste de « Madame Miniver » (1942) de Wyler, mais aussi de « La valse de l’Ombre » (1940) (« Watterloo bridge ») autre mélodrame de Leroy. Rappelons que « La tempête qui tue » (1940) de Borzage, premier film américain « frontalement » antinazi, qui fut la cause ou le prétexte de l’interdiction des films hollywoodiens en Allemagne, a été aussi écrit par Froeschel et Claudine West.