Effets secondaires

Steven Soderbergh

Avec Jude Law (Doc Banks, psychiatre), Rooney Mara (Emily, sa patiente), Catherine Zeta-Jones (Doc Siebert, psychiatre)

Couleurs - 2013 - DVD

L'intrigue

Le Docteur Banks, jeune psychiatre new-yorkais ambitieux, rencontre Emily, une jeune patiente dépressive et suicidaire et lui prescrit un nouveau médicament. La vie d’Emily s’en trouve transformée jusqu’à ce que la police la retrouve inconsciente et hébétée à côté du corps sans vie de son mari. Elle est accusée de meurtre. Mais Emily était sous l’emprise du médicament et la responsabilité du docteur Banks est engagée…

  • Jude Law (Doc Banks, psychiatre)

  • Rooney Mara (Emily, la patiente)

  • Rooney Mara (Emily, la patiente)

  • Catherine Zeta-Jones (Doc Siebert, psychiatre)

  • Catherine Zeta-Jones (Doc Siebert, psychiatre)

  • Rooney Mara (Emily, la patiente)

  • Rooney Mara (Emily, la patiente) et Channing Tatum (Martin, son mari)

  • Jude Law (Doc Banks, psychiatre)

  • Rooney Mara (Emily, la patiente)

  • "Effets secondaires" Affiche

  • Steven Soderbergh et Jude Law

La psychiatrie contemporaine ou le grand renversement

Comme à son habitude, Soderberg, réalisateur prolixe et surdoué, réalise un thriller efficace, astucieux et rebondissant, même si deuxième partie du film est un peu tirée par les cheveux, (la passion soudaine et torride entre la psychiatre et sa patiente est assez peu crédible). Mais pour les spectateurs que nous sommes « Effets secondaires » nous intéresse à un autre titre puisque que cette sordide affaire de manipulation et d’escroquerie se situe dans les milieux de la psychiatrie libérale new-yorkaise. Le moins que l’ont puisse dire c’est que les psychiatres ne sont pas à leur avantage… Le film décrit les agissements de médecins désorientés, ne sachant que faire de la demande de leurs patients, subissant la pression des laboratoires, prescrivant des médicaments dans le seul but d’abraser les symptômes, bavardant avec leurs patients sans savoir ce que parler veut dire et préoccupés avant tout de leur statut social et de leur confort personnel. Sans doute ne s’agit-il là que d’une convention scénaristique.

Documents

Dans un ouvrage récent Jacques Hochmann dresse une histoire de la psychiatrie vue à travers le prisme particulier, mais révélateur de l’autisme (( JACQUES HOCHMANN, « Histoire de l’autisme », Paris, Odile Jacob, 2009 )) et cite un article d’Alain Ehrenberg publié en 2004 dans le revue Esprit qui s’intitule « Les changements de la relation normal-pathologique » (( ALAIN EHRENBERG, « Les changements de la relation normal-pathologique », Esprit, 2004, téléchargeable pour 2 euros sur : http://www.esprit.presse.fr/archive/review/article.php?code=7956 ))
Ehrenberg est sociologue et le regard qu’il pose sur la situation de la psychiatrie contemporaine diffère sensiblement de celui des psychiatres, des psychanalystes et des philosophes. Pour rendre compte des transformations de la psychiatrie Ehrenberg s’interroge sur son objet. Quel est l’objet de la psychiatrie : La folie ? La santé mentale ? La souffrance psychique ?
Ehrenberg caractérise ainsi la crise que traverse la psychiatrie contemporaine :
– Inflation de la demande, d’après le rapport Peil-Roeland rédigé en 2001, « Un français sur quatre souffrira d’un trouble mental » (( Cité par Alain Ehrenberg dans son article « Les changements de la relation normal-pathologique », Esprit, 2004, page 141 : Lire le rapport intitulé : « De la psychiatrie vers la Santé Mentale » sur : http://www.ars.iledefrance.sante.fr/fileadmin/ILE-DE-FRANCE/ARS/8_Democratie-Sanitaire/sante-mentale/Rapport-Piel-Roeland-de-la-psychiatrie-vers-la-sante-mentale-juillet-2001.pdf )).
– Misère des moyens, si « la santé n’a pas de prix », la médecine moderne a un coût et les établissements publics de santé sont tenus de rendre des comptes et de restreindre leur budget ce qui rend l’offre insuffisante et inégale.
– Désintérêt pour la clinique : la psychiatrie n’a plus la côte et le nombre de psychiatres ne cesse de diminuer, les étudiants en médecine choisissent de se spécialiser dans les filières les plus rémunératrices (( Lire l’article du Figaro sur : http://etudiant.lefigaro.fr/orientation/actus-et-conseils/detail/article/medecin-les-specialites-qui-payent-le-mieux-sont-les-plus-prisees-2816/ )).

La psychiatrie contemporaine peine à définir son périmètre d’action et son champ se confond avec celui d’autres disciplines. Elle est secondée et concurrencée par les « méthodes thérapeutiques » classiques comme la psychanalyse et la psychologie, mais aussi par les thérapies « alternatives » qui prolifèrent sur le marché du « bien-être ».
La clinique psychiatrique « classique » s’est transformée avec l’apparition de nouvelles espèces morbides : Stress, Toc, addictions, attaques paniques, burnout, hyperactivité, surdoués, pathologies de l’exclusion, souffrances psychosociales, etc.
Enfin et surtout, sous l’influence de lobbys puissants (pharmaceutiques, compagnies d’assurance, mais aussi idéologiques) la psychiatrie a adoptée un nouvelle manière de traiter « le trouble » qui repose sur l’identification et le classement des symptômes pris comme un signe et tourne le dos à la psychopathologie classique, l’outil commun de la psychologie, la psychanalyse et la psychiatrie, qui repose sur la prise en compte du symptôme comme signifiant, c’est-à-dire, à minima, s’interrogeant sur sa signification et son étiologie. La psychopathologie s’interroge sur la nature de « l’affection » en fonction de l’histoire du malade et du contexte de la maladie alors que cette nouvelle manière de voir, se contente d’identifier, classer et traiter le symptôme pour le réduire comme s’il était l’agent de l’affection sans se préoccuper de sa cause véritable. De ce fait, la « nouvelle » psychiatrie voit ses moyens d’action réduits à la pharmacologie et à la contention et s’en remet aux nouvelles technologies (imagerie médicale) et aux neurosciences pour d’hypothétiques solutions d’avenir: les progrès fantasmés de la technique et de la science seront viendront comme par enchantement résoudre l’impasse actuelle…
Heureusement, un certain nombre de psychiatres européens résistent (( Lire les articles sur le site Stop DSM : http://www.stop-dsm.org/index.php/fr/ )) et refusent de laisser démanteler leur outil de travail et de recherche par des techniques d’évaluation statistique (DSM) qui, sous prétexte d’uniformisation et de technicité font la promotion d’une psychiatrie « vintage » qui remet au gout du jour une conception de la « maladie mentale » dépassée, dangereuse aux origines contestables. (Théories de l’hérédité et de la dégénérescence, voire même l’eugénisme et phrénologie.) : « Annoncé comme un progrès scientifique, ce mouvement, caractérisé entre autre par un retour à l’optique organiciste et aux thèses de la dégénérescence reformulées dans le langage de la génétique moderne, entraîne un glissement de la notion de maladie mentale vers celui de handicap. » ((JACQUES HOCHMANN, « Histoire de l’autisme », Paris, Odile Jacob, 2009, page 415 )).
« Nouveau paradigme » comme prétendent les « nouveaux psychiatres » ? « Régression » ou « retour en arrière » comme l’affirment d’autres psychiatres et les psychanalystes ? Pour Ehrenberg, il s’agit de ce qu’il appelle « le grand renversement » dont il situe l’origine dans l’immédiat après-guerre. Il cite le préambule de l‘OMS de 1946 : La santé est « un état complet de bien-être physique, mental et social et pas seulement l’absence de maladie et d’infirmité » (( http://www.who.int/governance/eb/who_constitution_fr.pdf )). D’après Ehrenberg, le concept de « santé mentale » associé à celui de « souffrance psychique » a progressivement recouvert celui de « maladie mentale » et de « trouble psychique ». « Pour la psychiatrie, la santé mentale est plus que l’absence de symptômes, de même que pour l’OMS, la santé et plus que l’absence de maladie. » (( Ehrenberg, page 142 )) . Qu’est-ce qu’un problème de santé mentale ? C’est tout simplement un sentiment de souffrance psychique. A la nosographie de la psychiatrie qui répertorie les « maladies » par leurs caractéristiques, leurs structures et leurs origines supposées (le symptôme parle, il a un sens et le patient a une histoire), se substitue l’évaluation subjective de la « souffrance psychique », liée au sentiment de soi et au bien-être. De ce changement de perspective découle une impossible hiérarchisation des « troubles ». Une expertise collective de l’Inserm de 2003 présente ainsi les troubles psychiatriques des enfants : « Un enfant sur huit souffre d’un trouble mental en France. Qu’il s’agisse d’autisme, d’hyperactivité, de troubles obsessionnels compulsifs, de troubles de l’humeur, d’anxiété, d’anorexie, de boulimie ou de schizophrénie.  » (( Cité par Ehrenberg, page 145, télécharger le dosser de presse de cette expertise sur : http://www.google.fr/url sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=1&ved=0CCEQFjAA&url=http%3A%2F%2Fwww.inserm.fr%2Fcontent%2Fdownload%2F9943%2F74735%2Fversion%2F1%2Ffile%2Fdp_ectroublesmentaux6fev03.pdf&ei=GF6yVJG-G8WsUb6yhKAE&usg=AFQjCNGEfK15lLTv66BgQCMi8P3ljwuS1A&sig2=zEG6GV5H79SpVkVKDSVb9g&bvm=bv.83339334,d.d24 )). Cette absence de hiérarchisation qui « conduit à placer dans une même catégorie le tout-venant anxieux et les psychoses » (( Ehrenberg, page 145 )) témoigne d’une volonté de mettre de coté la psychopathologie et de noyer la psychose dans les troubles du mal être. « La souffrance était un élément de la psychose, la psychose est aujourd’hui un élément de la souffrance. » (( Ehrenberg, page 145 )).
La seconde conséquence concerne l’objet de la psychiatrie : Dans une déclaration de 1978, l’OMS préconise une conception du soin centrée sur la personne plus que sur la maladie. (( Ehrenberg page 146 : Déclaration d’Alam-Ata de l’OMS de 1978. Article 4 : « Tout être humain a le droit et le devoir de participer individuellement et collectivement à la planification et à la mise en œuvre des soins de santé qui lui sont destinés ». Consultable sur http://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0005/113882/E93945.pdf?ua=1 )). D’après un rapport de 2002 du Haut Conseil de la Santé Publique : « Le droit des patients possède aujourd’hui une valeur supérieure aux droits de la société à se défendre contre leur éventuelle dangerosité. » (( Ehrenberg, page 1467 : HCSP, « la santé en France », 2002, page 341, http://www.hcsp.fr/Explore.cgi/Ouvrage?clef=71 )). Le patient n’est plus un malade mental, il est devenu un citoyen en difficulté secoué par « des évènements de la vie chez lequel on trouve des problèmes sociaux (familiaux, économiques), psychologiques (démoralisation) qui peuvent virer à la psychopathologie (…) De là, l’emploi du mot « usager » plutôt que celui de « malade  » (( Ehrenberg, page 144 )).
Troisièmement, du fait de l’extension horizontale (le concept de santé mentale) et du « retournement hiérarchique dans l’abord du patient » (passage du statut malade à celui de citoyen en difficulté), comment considérer les longues maladies, celles qui ne guérissent pas ? Du fait de « la chronicité de certaines pathologies et (de) l’impossible distinction entre curatif et palliatif, comment différencier le dysfonctionnement social du symptôme psychiatrique ? » (( Ehrenberg, page 146 )). La visée de la psychiatrie glisse du soin d’un trouble à la compensation d’un handicap. « Le handicap est une manière de placer dans une même catégorie l’ensemble des difficultés sociales, psychologiques et médicales en fonction d’un critère relationnel qui mesure le degré de socialisation de la personne. Ainsi, le score maximum, (100) dans l’échelle d’évaluation globale de l’American Psychiatric Association (DSM IV) décrit un sujet aux caractéristiques suivantes : un niveau supérieur de fonctionnement dans une grande variété d’activités. N’est jamais débordé par les problèmes rencontrés. Est recherché par autrui. (…) Le score (100) désigne une personne bien dans sa peau, séduisante et qui assure… L’idéal d’autonomie (…) implique une refonte du partage normal/pathologique (…) dans un partage du plus au moins qui se réfère au handicap. » (( Ehrenberg, page 149 )). La souffrance psychique semble être la principale raison évoquée pour engager une action ou expliquer un problème. Ehrenberg poursuit : « Non parce que les gens ne vont plus mal qu’avant (…), mais parce qu’elles (ces souffrances) sont socialement attendues dans un contexte où la valorisation de la réussite sociale fait de l’échec une responsabilité personnelle. » (( Ehrenberg, page 153 )). A l’université par exemple, c’est l’augmentation du niveau des attentes produites par la transformation du système scolaire sur fond de maintien des inégalités sociales. Les « souffrances » résultent de ce que ces inégalités sont endossées comme un échec personnel, impression que n’avaient pas les générations précédentes qui avaient le sentiment de subir un destin collectif : les nouvelles formes de sélection poussent chacun à penser qu’il est responsable de son échec. « Les mot « changement », « concurrence », « compétition », « incertitude », « responsabilité » ou « décision » se sont imposés dans le langage commun à partir des années 1980. Ce termes semblent s’opposer à un autre réseau, dont chacun pense qu’il est en crise : « interdit », « discipline », « obéissance », « sens du devoir », « autorité », etc. » (( Ehrenberg, page 154 )).

« Les idéaux de la réalisation de soi et d’initiative individuelle semblent donner raison à une formule célèbre de Claude Lévi-Strauss : « Tout se passe comme si, dans notre civilisation, chaque individu avait sa propre personnalité pour totem ». C’est là notre théorie indigène de l’agent social, et c’est pourquoi est si forte la croyance que l’essentiel se déroule dans l’intériorité de soi : cela tient à la posture anthropologique des sociétés modernes qui a conduit à placer le sujet humain au sommet de la hiérarchie des valeurs. Le social s’en est trouvé dévalorisé tandis que la vérité de l’être humain a été logée dans une partie de lui-même : l’esprit, le mental, la psyché, bref l’intériorité. La relation entre individu comme valeur suprême et la valeur de l’intériorité est structurelle » (( Ehrenberg, pages 154 et 155 ))« La forme qu’a prise aujourd’hui l’idéal d’autonomie accentue alors la contradiction propre à la société démocratique entre la croyance que l’on trouve en soi, la source de toutes nos actions, comme si la société était ajoutée à l’individu, et le fait que l’individu est un être social, qui vit dans une système d’interdépendance, d’obligations, de dettes et de créances, qui agit et pense dans un contexte normatif. De l’accentuation de cette contradiction découle une représentation de l’individu sans limite, le « nouvel individualisme », cause de tous les maux de l’homme contemporain, et notamment une fragilité psychique qui ne faisait guère l’objet de préoccupations il y a encore une génération.  La grande transformation des trente dernières années est que la « subjectivité » de l’individu est devenue une question collective. Et la grande erreur (…) est d’identifier subjectivité et individualité, car cela conduit à chercher à l’intérieur du sujet, (dans sa psyché, son cerveau ou son « soi ») des transformations de nature sociale. Il n’y a aucune raison logique ou anthropologique de penser que l’homme était moins conscient de lui-même, moins réflexif et moins « subjectif » en 1300 qu’en 2000. Car « le trait propre des sociétés démocratiques », nous rappelle Vincent Descombes, n’est pas qu’on trouve « la source principale des croyances » en soi et non plus au ciel, c’est qu’on trouve ces croyances dans la « raison humaine » (( Ehrenberg, page 155 )).